Intime conviction

Invité chez Christelle pour tirer les rois en duo un dimanche après-midi de janvier, je prévois une boîte de présos histoire d’une épiphanie en grande pompe.
Quand je débarque dans l’appart’ je la trouve posée devant sa télé, l’air ombrageux, inquiet.
- T’as été voter ? m’assène-t-elle d’un ton concerné, sans même un sourire de bienvenue.
- Bah tu sais bien, la politique et moi…Ce s’ra déjà heureux si j’me déplace au mois d’avril.
- Et après on s’étonne.
- Bon…J’ai apporté de quoi s’élire comme il se doit : une galette, deux couronnes et une bouteille de cidre. Du brut, comme t’aimes.
Tandis qu’on termine de déguster la merveille devant le petit écran, nos crânes à présent couronnés, Christelle se lamente la bouche pleine sur les chiffres de participation de la primaire de gauche, chère à son cœur de socialo :
- Politique, religieuse, les gens n’ont plus la foi….Croyances consuméristes, carriéristes, aspirations hédonistes, égotistes…Voilà ce qui anime l’âme, désormais. C’est d’une tristesse. Bon, si tu veux baiser c’est maintenant. J’dois filer d’chez moi d’ici peu, les bureaux de vote clôturent à 19h.
Les ébats s’éternisent et quand Christelle sort du pieu pour regarder l’heure, il est bientôt 20h.
- Et merde. Toi et tes préliminaires, aussi…
- Bah quoi, t’as pas aimé ?
- J’aurais surtout aimé aller faire entendre ma voix.
- Crois-moi j’en ai pris plein les feuilles. Et m’est avis que tes plus proches voisins aussi.
- Super. Bon, j’ai faim. On commande jap’ ?
Plus tard dans la soirée, installés sur son canapé avec un plateau de sushis, on découvre les résultats sur une chaîne info continu. Son candidat arrivé bon troisième, Christelle beugle entre deux bouchées :
- Putain. Les français sont des veaux ! Les médias leur bourreau ! D’ici trois mois, tous à l’abattoir !
Comme Christelle poursuit son soliloque fermier, j’avale lentement ma soupe miso, le regard rivé sur la table basse, où la fève, un bœuf de crèche en porcelaine, repose ensevelie sous les miettes.

Chaîne alimentaire

Un lundi de décembre, je déjeune chez Gigi, resto où j’ai mes habitudes. A l’instant de payer mon plat, Joëlle, ma serveuse bien-aimée, m’annonce son départ imminent pour de nouvelles aventures professionnelles en terre bordelaise. Deux-trois selfies d’adieu plus tard, je quitte le repère gourmand non sans avoir pris soin de lui glisser mon numéro histoire qu’elle m’envoie les photos.
Au fil des jours suivants nos échanges textos vont bon train, s’intensifient, pour déboucher sur un rencard la veille de son déménagement.
On se retrouve à Réaumur et, une sympathique tournée des bars plus tard, je la raccompagne à sa piaule, un deux-pièces situé en centre-ville de Charenton-le-Pont. Je m’invite à entrer, elle accepte sans enthousiasme, moins gênée par ma soudaine incursion que par l’état de son appart’, saturé de cartons scotchés.
Nos bouches ventousées sitôt le seuil de porte franchi, on tombe de concert sur le lit, ultime meuble encore fonctionnel de l’endroit bientôt déserté.
Tandis que Joëlle s’attèle à défaire ma ceinture et déboutonner mon Levi’s, je sens ma queue se flétrir telle une courge butternut gâtée. Découvrant ma tige rabougrie, elle se fige une fraction de seconde avant de retomber sur le lit non sans un soupir d’abattement.
- Désolé, j’sais pas trop c’qui m’arrive.
- C’est peut-être l’alcool. On a sacrément tisé. Ou bien le chauffage…Ici, il fonctionne quand ça lui chante. Mais je pense surtout que c’est moi : j’ai le chic pour faire débander les mecs. J’sais pas pourquoi. Ça arrive systématiquement. Ça m’bouffe.
- C’est pas plutôt toi qui les bouffe ?
- Comment ça ?
- T’as un côté prédatrice, maillon fort du réseau trophique.
- Réseau trophique ?
- La chaîne alimentaire. T’es du genre haut perchée dans la structure ; enfin c’est l’ressenti que j’ai de ce que tu m’as raconté d’ta vie et du peu d’temps qu’on s’est touchés.
- Je vois. Navrée de n’pas être un bivalve, un végétal chlorophyllien ou une bactérie thermophile…Bah en espérant que l’écosystème soit un peu différent dans le Sud-Ouest de l’hexagone.
En quittant le bled endormi, je passe devant l’hôtel de ville, à la façade ornée d’une gigantesque affiche : « Sculptures en liberté – Daphné Dejay ». Un étrange bestiaire en résine peuple le parvis silencieux. Les créations animalières, de tailles et de couleurs diverses, chacune ceinte dans une large vitrine, semblent toutes réduites au même sort.