Transit tanzanien

En escale à Dar es Salaam, j’achève la lecture d’un bouquin dans le hall principal de l’aéroport Julius Nyerere International en attendant l’appel des passagers, désormais imminent.
- "Le nègre du Narcisse"…Drôle de titre, m’interpelle ma voisine de gauche, une métisse aux tresses jusqu’aux fesses. Ça parle de quoi ?
- C’est un huis clos marin. Une traversée Bombay-Londres qui vire à la lutte contre les éléments autant qu'à la lutte intestine. Un conte moral sur la nature humaine, sur fond de forces de la nature. Vents mauvais, mer déchaînée, mutinerie, manigances…Une vraie tragédie maritime. Et sans escales, s’il vous plaît. Je le termine tout juste. Superbe !
- Conté comme ça, ça donne envie…Mais je trouve le titre raciste.
- Si vous l’dites. Habituée des aéroports ?
- Plutôt oui. Je suis directrice de l’Alliance française d’Arusha, toujours entre deux avions.
- Une diplomate…
- Voilà. Et vous, vous voyagez ?
- Énormément ; et v’là mon principal moyen d’transport, dis-je en brandissant le livre.
- Ah, mais ça c’est autre chose…Je vous parle de parcourir le monde. D’oublier un temps ses repères, s’ouvrir à d’autres cultures, découvrir d’autres modes de vie…
- Alors vous allez être déçue, j’suis pas du genre à arpenter la planète en backpack et rangers…
- Un doux rêveur, quoi.
- Au contraire, je m’évade pas si aisément…J’ai besoin d’une bonne histoire, et elles ne sont pas si fréquentes. Ça peut vous emmener loin, très loin, une bonne histoire.
- Encore faut-il qu’elle soit bien racontée. Avec les bons mots. Et quand l’auteur emploie le terme « nègre », moi ça me donne pas envie.
- Décidément, ça vous travaille….L’œuvre date de 1913. Lire ce bouquin, c’est aussi voyager dans le passé, une époque où ce substantif n’avait pas la connotation péjorative qu’on lui connaît aujourd’hui. Vous parliez d’oublier ses repères…On y est.
Notre échange est interrompu par la voix off d’une hôtesse nous invitant à embarquer.
- J’file aux toilettes avant d’remonter dans l’avion, vous gardez un œil sur mon sac ?
La grande métisse acquiesce d’un signe de tête, le regard dans le vague.
À mon retour des gogs, je trouve mon sac sans surveillance ; la diplomate a disparu, avec elle "Le nègre du Narcisse".