La meilleure place

Un soir d’été, je sors de chez un couple d’amis installé dans le 14ème. Comme je remonte à pattes la rue des Thermopyles, j’arrive à hauteur d’une vieille dame chargée d’un imposant carton. Voyant ses maigres bras fripés peu à peu lâcher prise, je m’approche et lui viens en aide.
- J’vous pose ça où, madame ?
- Vous êtes bien aimable, monsieur. Et bien ici, avec les autres encombrants.
À quelques mètres de nous, au pied d’un mur recouvert d’abondantes glycines, je découvre une pile de trésors : un samovar en cuivre argenté orné de superbes motifs "grappes de raisin" et "feuilles de vigne" ; une boîte à musique Khokhloma au couvercle laqué, la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux de Moscou peinte dessus ; un tapis Kazak aux couleurs éclatantes, tout en formes géométriques ; des caisses pleines de disques 33 et 78 tours des plus grands compositeurs russes : Glinka, Chostakovich, Liadov, Taneïev, Scriabine, Medtner…
- Vous allez pas balancer ça ?!
- Et pourquoi pas…C’était à mon défunt mari. Et avant lui à ses aïeux.
- Il était russe ?
- Pure souche. De Nijni Novgorod.
Constatant mon air embêté, elle pose sa main tâchée sur moi :
- Ce sont juste de vieux objets.
- Peut-être mais ça m’fait mal au cœur. Les voir finir aux encombrants…
- Et pourtant, si vous saviez comme ils m’encombrent ; le cœur, la mémoire, l’esprit. Il y a de quoi devenir folle, de vivre avec pareils souvenirs. Je préfère m’en débarrasser. Et si ça peut faire le bonheur de quelqu’un…Le vôtre, par exemple ?
- Bah pour sûr que ça m’intéresse…Mais bon, chez moi c’est pas la place Rouge, j’sais pas où j’vais caser tout ça. De plus, c’est pas vraiment raccord avec ma déco du moment. Et puis pour transporter c’barda...
Mes derniers propos sont couverts par un violent crissement de pneus. Une Renault Clio cabossée pile devant nous, deux tourtereaux homos genre bobo rétro en surgissent.
- On peut ? demande le plus costaud.
Prenant acte de mon silence, la dame aux cheveux blancs répond :
- Mais servez-vous, messieurs.
Sans un mot, on les observe charger toutes les pépites venues de l’Est dans le coffre et sur la banquette. La bagnole chargée à ras bords, ils repartent à toute blinde et bifurquent au premier coin de rue.
- Voilà, c’est fini…
- Allons, ne faites donc pas cette tête. C’est pour le mieux : ils n’avaient plus leur place chez moi, ils n’avaient pas leur place chez vous.
- De la place, j’aurais pu en faire…
- Vous aurez bien le temps plus tard, va. Écoutez, en haut il doit me rester son bel étui à cigarettes, avec briquet intégré. Recouvert de cuir noir, avec dessus les armoiries du KGB, gravées en cyrillique et en relief. Je vous en raconterai l’histoire…Il a bourlingué, ce bidule. Ça vous dit ?
- Et comment !
L’instant d’après, j’emboîte le pas à la vieillarde.