Dernière séance

Un dimanche d’automne, appel sur mon Apple à l’heure de l’apéro : Delphine au bout du fil, une ex enfouie depuis des lustres dans les tréfonds de mon répertoire de portable.
- Des retrouvailles Lynchiennes te tentent ? « Lost Highway » à la télé ce soir. Notre film fétiche…
- C’est vrai…Qu’est-ce qu’on a pu se le mater, en papoter, le disséquer…Et l’gros barbu du VidéoFutur qui nous engueulait gentiment quand on rapportait la cassette à la bourre…
- Mais oui ! Alors, ça t’dit ?
- Bah j’l’ai en DVD maintenant…
- C’est pas pareil ! Souviens-toi quand y’avait pas tout à dispo’ dans la seconde ! Un monde sans téléchargements, streaming, VOD...Quand le film était programmé il valait mieux pas le rater ! Bref, le grand classique du dimanche soir c’est quand même un tout autre charme, une autre ambiance...
- J’avoue. J’arrive.
- J’suis désormais rue Taine, dans le 12ème. J’te texte l’adresse complète.
Quand je pousse la porte de l’appart Delphine est plongée dans le noir, posée sur son sofa, un grand verre de vin à la main.
- T’as raté les premières minutes... » me chuchote t-elle, les yeux rivés sur son petit écran.
2h30 plus tard, le générique de fin défile et la bouteille de rouge est vide.
Lovée sous son plaid, Delphine s’enthousiasme :
- Ce scénar' de malade mental...Ces acteurs...Cette B.O....Mais quel pied de se le revoir ! Ça faisait tellement longtemps !
- Ça aussi ça faisait longtemps…
D’un coup de pied réflexe, elle expulse ma main glissée sous sa couverture en cachemire.
- Certes…Mais là pour le coup ça me dit pas trop de remettre ça.
- Bah quoi…Ça aussi c’était un de nos grands classiques…
- Pas sûr que celui-ci ait aussi bien vieilli. Et puis pour tout te dire, rétrospectivement, il est loin d’être dans mon top.
Rouge d’alcool, vert de rage, j’enfile mes grolles, ma veste et me tire.

De bonne guerre

Nastya bossait au secrétariat du service orthopédique où je me présentais régulièrement suite à un accident de brèle. Jeune quadra’ au regard d’onyx, moscovite de souche, la poupée russe m’avait tapé dans l’œil.
Ma convalescence touchant à sa fin, je profite de mon ultime rendez-vous avec les blouses blanches pour lui glisser discrètement mon numéro griffonné sur un bout de feuille d’ordonnance. Le papier sous ses yeux, elle s’empare aussitôt d’un Bic, barre d’un trait sec les dix chiffres puis d’un sourire en coin en inscrit dix autres au-dessous. C’est ravi que je quitte l’hosto, son 06 entre les doigts.
Le samedi suivant je prends la route direction Chilly-Mazarin, en banlieue sud.
C’est la crinière couverte d’une serviette rose pâle que Nastya m’invite à pénétrer dans son deux-pièces en rez-de-jardin.
- Je sors à peine de la douche. Laisse-moi juste me donner un coup de séchoir.
Tandis que le Babyliss ronronne dans la salle de bain, je passe le living en revue : une déco spartiate peine à embellir le meublé. Sur le canapé, un exemplaire de « L’idiot » traîne.
- Tu l’as lu j’imagine… » me lance-t-elle, de retour dans le salon.
- J’sais bien que c’est un grand classique mais au risque de perdre des points, j’dois bien t’avouer que non.
- Je te l’aurais prêté avec plaisir mais c’est en version originale.
- Pas grave. Et puis lire du Dosto’ en juillet, ça m’dit pas trop…
Nastya s’amuse de ma remarque.
- Monsieur a des lectures saisonnières...Je reconnais bien là le luxe occidental. Et l’arrogance aussi. Kafka, Nietzsche, Kundera, Orwell…Ces auteurs étaient interdits en Union Soviétique. Ils m’ont tant appris quand je les ai découverts, adolescente. Sur le monde, sur moi-même. Et crois-moi, on n’attendait pas qu’il pleuve ou qu’il neige pour dévorer leurs œuvres ; en période de Guerre Froide, on s’estimait privilégiés de les tenir entre nos mains.
Pris en pleine soufflante sibérienne, je tente d’esquiver la tempête en embrayant sur une thématique plus légère.
Les heures passées, la bouteille sifflée et les draps froissés, Nastya file s’asseoir devant sa coiffeuse. Tandis qu’elle enlève ses lentilles et entame son démaquillage, je roule du côté droit du lit.
- Si ça ne te gêne pas, je préfèrerais que tu rentres. Je dors mieux seule.
- T’es rude. Il est tard et j’habite pas la porte à côté.
- Les nuits sont chaudes en cette saison. Trop pour dormir à deux. Tu vois, j'ai moi aussi mes préférences calendaires.
Dix minutes plus tard, c’est visière baissée et vent de face que je remonte dare-dare l’A6.

Liquidation totale

"À saisir pour amateur de design / collectionneur : superbe lampe de table tuyau à rotule du designer français Pierre Guariche période années 50. Laiton et acier noir mat. Stable et bien lestée. Objet rare. Lignes superbes. Aussi belle éteinte qu'allumée. Remise en main propre possible sur Paris. Prix: 250€ / non négociable. Premier arrivé, premier servi. Pas de réservation."
Au téléphone, rendez-vous est pris le soir même au domicile de la vendeuse, situé dans une petite rue du 18ème arrondissement.
La lampe examinée, testée et l’argent remis, elle s’affaire à trouver de quoi bien l’emballer. Tandis qu’elle dégote ça et là des bouts de papier bulle, j’entame un brin de causette poli.
- Pas trop rude de vous en séparer ?
- Si vous faites allusion à une quelconque valeur sentimentale, pas vraiment…Elle appartenait à mon ex.
- Ah…
- Deux mois de mission ONG à Bangalore, en Inde…On est partis à deux, je suis revenue seule y’a trois semaines.
- Il va bien finir par rentrer…
- Il a trouvé sa came sur place. S’il refout les pieds ici, ce sera pour prendre son courrier et rien d’autre. J’ai mis tout son bordel en vente. Dont cette foutue lampe Stilnovo. Je vais juste garder sa radio, une Brionvega d’époque. Elle rompt le silence à merveille quand il le faut. J’ai jamais vécu seule, articule-t-elle péniblement en allumant le petit poste couleur ocre.
- Je sais pas quoi vous dire…
- Y’a rien à dire et tout à faire. À commencer par aller voir ailleurs. Mais seize ans de vie commune, ça laisse des traces. J’ai plus l’habitude de séduire, d’être draguée…Je vais devoir m’habituer à regarder, à rendre les regards. Ça m’enchante pas plus que ça.
- Soyez tranquille, désormais les gens s’exposent eux aussi sur des applications ou sites type Le bon coin. Juste à créer votre profil et plus qu’à attendre que ça morde.
- Ouais, j’ai des copines inscrites….Elles me racontent…C’est d’une violence et d’une tristesse...
- Ça vous rappellera l’humanitaire…Version G20.
- Le groupe des pays de l’UE ou la chaîne de supermarchés ?
- Les deux mon capitaine. La misère affective occidentale version mass market. Ambiance « Tout doit disparaître » jusqu’à ne plus être. Tu jouis aujourd’hui, tu paieras cash plus tard. L’amour à crédit version haut débit.
- C’est réjouissant, lâche-t-elle d’un ton grinçant, achevant d’emballer la lampe des larmes plein les joues.
À la radio, les Weather Girls se déchaînent sur « It’s raining men ».

Sea, souks & sun

Dernier jour à Dubaï. Malika ayant planifié le séjour depuis la résa des billets d’avion jusqu’aux visites jour après jour, c’est sans broncher que j’acquiesce lorsqu’elle m’annonce dans le hall de l’hôtel qu’en cette ultime journée Persique on met le cap vers Deira, le cœur historique de la ville mais aussi le quartier des souks.
À peine débarqués de l’abra - le bateau-bus traditionnel - à la station Deira Old Souq, des effluves de cannelle, clou de girofle et diverses épices exotiques nous plongent aussitôt dans l’ambiance. Nos mirettes saturées de couleurs, nos narines ivres de senteurs, Malika s’enthousiasme :
- Bon, j’ai fait ma petite liste de courses ! Tabac à shisha pour mon frère, safran iranien et thym libanais pour ma mère, miel yéménite pour mon père, parfum au bois d’agar pour ma tante…
- On doit pouvoir trouver tout ça au Duty Free d’l’aéroport.
- C’est ça…J’compte sur toi pour discuter sévèrement les prix.
Après maintes échoppes parcourues et d’âpres négociations lancées aux issues plus ou moins heureuses, on quitte l'endroit chargés de sacs multicolores.
- Tu t’es débrouillé comme un chef !
- Tu trouves ? Tu sais, chez eux ça fait partie du jeu…
- Et bah moi j’ai aimé t'voir ainsi, les faire plier, arriver à tes fins, enfin surtout aux miennes…Je te connaissais pas ce talent pour le marchandage, t’es redoutable quand tu veux !
- Ça fait pourtant presque une semaine que j’bataille pour une baise…Une pipe…
- J’t’ai déjà dit…
- Ah ça ouais, tu m’as dit et redit : t’es crevée.
- Exactement…D’où ces vacances. Tout sauf reposantes en plus, on crapahute non-stop.
- La faute à qui ?
- À moi, c’est vrai. Bon écoute, pour notre dernier soir, j’vais te faire la totale. Et puis ça m’a excitée de voir mon mec se démener pour moi et mes envies…T’as bien mérité ton bakchich.
- Si tu fais ça par charité…
- Détrompe-toi. Dans la culture musulmane le bakchich est avant tout perçu comme un signe de gratitude, de respect…Voire de vénération.
- Vu sous cet angle…
De retour à l’hôtel en fin de soirée après un dîner romantique dans les environs de Bur Dubaï, je tâche de manœuvrer malin :
- Vu qu’demain on part aux aurores j’vais faire le check-out maintenant, histoire de gagner quelques minutes de sommeil….Surtout si la nuit s’annonce longue….Va te préparer, attends-moi.
- Bien chef..., miaule Malika d’un sourire lascif.
Formalités et note réglées, je remonte fissa dans la chambre. C’est noyée dans l’obscurité et bercée par le faible souffle de la clim’ que je trouve Malika inerte, le drap remonté jusqu’au nez.