Passe-passe

Des mois maintenant qu’on se croisait, moi rentrant du boulot, elle à compter les heures en haut d’une porte de périph’. Au bout de la bretelle de sortie, le temps d’un feu rouge, on se saluait du regard voire d’une main timidement levée.
Ses traits grossiers et mensurations inégales expliquaient sans doute le fait qu’elle passe plus de temps à racoler le client que dans la voiture de l’un d’eux, à lui dégorger le poireau. Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, elle demeurait fidèle au poste, incrustée dans le paysage.
Un soir de froid d’esquimau, d’un bref coup de poignet je mets les gaz pour l’approcher.
- Ça caille sec…
- …Et vous êtes pas en mini-jupe, planté comme un piquet d’pâture.
- Écoutez…Prenez-le comme vous voulez, mais voilà, j’habite à cinq minutes à pattes. Si l'envie d’un bon grog vous prend ou bien besoin de prendre une douche, bah appelez-moi. » lui proposais-je, griffonnant mes coordonnées sur un ticket de caisse corné.
- Tu parles d’un troc en toc…
- Non, non…Pas d’échange de bons procédés. C’est sans arrière-pensées.
Sitôt le feu passé au vert, un concerto de klaxons se met à beugler derrière moi ; le papier calé dans sa paume, je reprends la route aussitôt, partagé entre bonne conscience et condescendance crasse du samaritain scrupuleux.
Quelques semaines plus tard, la catin tout-terrain me sonne en pleine nuit.
- J’peux passer me rafraîchir, alors ? J’suis tombée sur un beau sagouin, mes lingettes ne suffiront pas.
Elle débarque un quart d’heure plus tard, embaumant dans la seconde l’appart d’effluves de parfum premier prix.
- Au fond sur la droite, pour la salle de bain…J’vous fais un p’tit thé, un café …Un verre de vin…» dis-je d’une voix salement endormie.
Elle se marre, me prend par la main. C’est une fois sous l’eau brûlante du pommeau et ma queue molle entre ses lèvres que je sors de ma somnolence. Le cerveau vrillé par les copieux allers-retours de sa bouche baveuse sur mon membre, je finis par tout balancer dans un râle de goret furieux.
- Allez maintenant tire-toi, laisse-moi me laver tranquillos, abrège t-elle d’un ton mordant.
À son retour dans le salon, je tente de clarifier les choses.
- Fallait pas vous sentir obligée.
- T’as aimé ?
- Beaucoup mais bon…C’était vraiment pour dépanner.
- Ton hospitalité t’honore ! Tu t’es cru différent des autres ? T’es seulement un peu plus malin.
Sitôt la pute partie, je file à la salle de bain me débarbouiller à mon tour.

Sous vide

Cloitré chez moi plusieurs semaines suite à un accident de brèle, le jour vint finalement où je retrouvais la pleine forme. Pour fêter la fin de ma quarantaine, je décidais de sauter sur la première occasion de sortie : le vernissage d’une connaissance au coup de pinceau tendance dans le milieu arty-bobo de la capitale. On trouvait sur ses toiles pêle-mêle les visages d’enrôlés DAESCH accolés à des corps de nymphes, des armes de destruction massive siglées H&M, des dirigeants d’ONG hilares barbotant dans une mare de merde…De la provoc’ Leader Price vendue à un tarif Hédiard. Chapeau l’artiste.
Entre deux échanges mollassons et quelques retrouvailles pénibles au détour d’une croûte exposée, Louise m’avait tapé dans l’œil. Constamment dans le sillage de son mec, j’avais eu un mal fou à accrocher son regard, perdu dans le vague, imprégné d’un ennui profond comme le trou de la sécu’.
Histoire de l’aborder façon futé, j’optais pour une approche furtive et rôdais autour du buffet installé pour l’occasion ; elle finirait bien par venir remplir sa coupe ou se ravitailler en bouchées lard-pruneau et autres feuilletés saucisse-chèvre.
Banco.
- Vous connaissez l’artiste ? » demandais-je, une gougère à moitié boulotée entre les doigts.
Tournant la tête, elle scruta mon visage comme pour me remettre.
- Moi non. Mon mari oui. Il connaît probablement la plupart des gens présents ici ce soir. Et vous ?
- Si je connais l’artiste ?
- Non. Vous. Suis-je censée vous connaître ?
- Ah…Non, pas que je sache. Et aux dernières nouvelles, votre mari non plus. » rétorquais-je, moins surpris par sa question que par ma réponse.
La réplique dut la contenter car elle me gratifia d’un sourire blanc comme les touches d’un Steinway.
- Vous profitez donc d’un vernissage pour entreprendre une parfaite inconnue, mariée qui plus est. Désœuvrement mondain ou forte envie de me sauter ?
- Je fais partie de ces gens qui ne s’ennuient jamais…
- …Et qui en veulent toujours plus, apparemment. Vous avez bien vu que je n’étais pas seule.
- J’ai au contraire pu observer à quel point vous l’étiez.
- De l’allure, de l’esprit…De l’audace aussi ? Rejoignez-moi dans dix minutes au rez-de-chaussée de l’immeuble. On trouvera bien où s’isoler.
Deux coupes de champagne picolées et le laps de temps écoulé, je retrouve Louise deux étages plus bas, adossée à la porte des toilettes femme. Enfermés, on s’emballe à s’en asphyxier tout en se défroquant dare-dare.
- Maintenant baise-moi.
- Désolé de casser l’ambiance de notre petite contre-soirée mais j’ai pas de préso sur moi. Tout ça c’était pas dans mes plans, je me remets à peine d’un acci-…
- Pas grave, prends-moi.
- Ce serait quand même plus réglo avec ma queue sous vide, nan ?
- Le « sous vide », comme tu dis, j’en ai ma claque. C’est l’histoire de ma vie.
- C’est toujours mieux de vivre sous vide que sous trithérapie…
- Je veux te sentir pleinement. Me sentir pleinement.
De retour dans le hall d’immeuble souffle court et membres pantelants, je m’apprête à vider les lieux quand Louise me retient par le bras.
- Tu remontes avec moi cinq minutes ? J’aimerais te présenter mon homme ; un personnage, il te plaira.
- L’hygiéniste qui t’maintient sous vide ?
- Difficile de lui en vouloir...Dans sa famille, ils le sont de père en fils. Et puis c’est bien connu, le sous vide conserve parfaitement…Je pense que tu l’as constaté. Bon, tu décides quoi ?
Je décline l’offre poliment et m’en retourne à l’air libre.