Dernier hommage

C’était via un message vocal glacial laissé sur mon répondeur par ma cousine que j’avais appris la sale nouvelle : son père, atteint d’un emphysème pulmonaire aigu depuis quelques années déjà, avait finalement cassé sa pipe. L’inhumation au cimetière israélite de Cronenbourg - tu parles d'un pied d'nez - avait lieu dans trois jours et, si ça m’intéressait, j’étais convié.
Tout en prenant mon aller-retour Paris-Strasbourg sur le net, je ressassais mentalement les quelques lointains souvenirs du seul oncle que j’avais eu. Un noceur notoire, un increvable jacasseur, un conteur boit-sans-soif et bien sûr un fumeur féroce. Le genre de type à emmerder les emmerdes, sur qui tout glissait ; jamais un radis mais toujours la banane. Il fuyait les pleureurs, les geignards, les sinistres et les dépressifs. Et s’il se plaignait, c’était d’un paquet de clopes vide ou d’un verre pas assez rempli. En somme, un irréductible jouisseur, un spécimen de bon vivant en voie d’extinction de nos jours.
Quelques soixante-douze heures plus tard, assis dans le train, je texte Emmanuelle, une ancienne amante partie s’installer dans l’Est, et l’informe de mon bref passage dans le coin. La cérémonie n’ayant lieu qu’à quinze heures, j’accepte avec joie le repas qu’elle propose de nous concocter.
Sorti de la gare de Strasbourg-Ville, je saute dans un tacot direction Lampertheim, un bled situé dix kilomètres plus au Nord.
Quand Emmanuelle m’ouvre la porte de son loft, c’est un verre de vin à la main. Sur son sofa capitonné, les retrouvailles se déroulent à merveille et c’est spontanément qu’après toutes ces années, on remet le couvert avant même d'être passé à table.
Moins ivres d’alcool que de sexe, la griserie lubrique s’éternise et lorsqu’on reprend nos esprits et que je vérifie ma montre, il est seize heures et des brouettes.
- Me dis pas que…
- Bah si, j’te l’dis tout net : pour aller réciter l’Kaddish, c’est râpé.
- J’suis tellement désolée…
- Le sois pas plus que ça. S’envoyer en l’air pendant son enterrement, y’avait pas plus bel adieu.
D’un sourire mutuel, on remonte la couette de concert pour mieux disparaître dessous.

Lavomatic love affair

Ça faisait maintenant quelques mois que je croisais ponctuellement Jean et sa pépée, une immense allemande au teint falot, du genre plutôt effacée. Les tourtereaux, deux beaux spécimens de bobos tout droit sortis d’une pub The Kooples, faisaient le pied de grue devant le Wash’n Dry jouxtant le troquet où j’allais prendre mon p’tit crème habituel, attendant clope au bec la fin du cycle de leur machine. Avec Jean, du sourire en coin échangé on était passé au brin de causette régulier pour, au fil des nombreux papotages, finir par bien sympathiser.
Mais ce jour-là, je trouve Kathrin en tête-à-tête avec sa Vogue Bleue Superslims.
- Ton mec s’est fait porter pâle ?
- Jean en aime une autre.
Ah, la rigueur germanique. Pas un mot d’trop. Je propose du coup à la grande gigue brune de m’accompagner au café plutôt que de patienter seule. Surprise sans paraître gênée, elle accepte d’un « ja » apathique.
Devant sa bière, Kathrin retrouve des couleurs et, loin de mes clichés à deux sous, je découvre une tornade teutonne, pleine d’esprit, de gouaille et d’entrain.
Plusieurs pintes plus tard, sortis du bar, je l’accompagne reprendre son linge à la laverie libre-service. Panière sous le bras, sans doute grisée par ses trois mousses, elle m’invite à monter chez elle.
On s’attrape la bouche dans le hall et c’est fute aux mollets qu’on passe la porte du studio.
Notre épique partie de cul achevée, le silence retombe dans la pièce.
- …Pour Jean, comment t’as su ?
- Quoi donc ?
- Et bah qu’il en aimait une autre.
- Ah…Nan mais ce que je voulais dire, c’est qu’il aime une autre Kathrin. Celle qu’il veut voir.
- Et si tu m’parlais d’la vraie Kathrin ?
- Je viens juste de te la montrer. Bon…J’ai plus qu’à retourner là-bas, laver ces foutus draps.
La semaine suivante, sur le chemin du bistrot je retombe sur le tandem trendy.
- Hey, hey ! En mode no smoking aujourd’hui ?
- Yep ! Le premier jour du reste de nos vies ! Enfin notre vie ! On a décidé d’arrêter et on est super motivé ! Pas vrai chérie ? » s’exclame Jean tout en retroussant sa manche de t-shirt pour exhiber son Nicopatch.
- Ja ! » réplique Kat’, d’un ton jovial surjoué.
Derrière la vitre du Wash’n Dry, leur machine tourne à plein régime.

Coup monté

Ses parents partis passer les fêtes en famille quelque part en province, je propose à Julia de lui rendre une petite visite histoire de lui offrir mes vœux les plus fervents en ce tout début d’année.
Tandis que je roule tout doux dans les artères aussi vides qu’arborées de Neuilly-sur-Seine, j’avise les dépouilles de sapins parsemant les trottoirs alentours, emberlificotées dans leur linceul doré. Ici, même les sacs pour arbre de Noël semblent griffés Chanel. Période post-attentats oblige, quelques rares drapeaux tricolores flottent timidement aux fenêtres d’apparts sans vie. La France dans toute sa résilience.
Arrivé au pied de l’immeuble qu’on croirait sorti de terre hier, je fais défiler les patronymes sur le visiophone ; arrivé à TOLEDANO, je sonne.
- J’descends t’ouvrir, le bouton d’ouverture déconne.
Sitôt en bas, Julia se jette dans mes bras pour se raidir dans la seconde.
- Oh merde, j’ai oublié de prendre mes clés. On est enfermé dehors.
- Plus qu’à appeler un serrurier….Ça va douiller par contre…Un dimanche…À 22h…
- Écoute, j’verrai ça plus tard. Tu pourrais déjà m’emmener à l’hôtel…
- Bah j’ai pas pris de deuxième casque…Et y’a pas grand-chose dans l’quartier, si…?
- Y’a le Courtyard Marriott pas loin…
Quelques minutes plus tard, nous voici attablés au bar extérieur de l’hôtel, surplombés par une pergola de vigne, dormante à cette époque de l’année. À la lueur d’une bougie à la flamme ténue, on trinque aux jolis imprévus et aux emmerdes accommodantes.
Nos spritz bus, on monte dans la chambre bookée pour la nuit dès notre arrivée. Sitôt la porte refermée, on se désape l’un l’autre debout en s’emballant comme des ados. Une baise orgiaque sur le plumard kingsize s’ensuit, suivie d’un room-service exquis.
Julia partie sous la douche, je vais pour prendre mon portable enfoui quelque part dans ma veste. Ramassant nos affaires à la volée pour tout déposer sur une chaise, le jean slim de Julia laisse échapper un fin trousseau. Un sigle HOME pailleté accompagne les deux clés présentes sur l’arceau métallique.
Amusé plus qu'enragé, je remets l’objet dans la poche et m’en retourne sous les draps. Derrière la porte de la salle de bain, sous le pommeau, Julia s’époumone sans compter sur « Game of love », un vieux standard soul d'Ike & Tina Turner.

Veni, vidi, Verdi

Petite virée hivernale dans les entrailles banlieusardes franciliennes. L’autoroute de l’Est est déserte à cette heure tardive et je roule peinard vers mon point de mire : Laura.
Le week-end tire vers sa fin et celle chez qui je me pointe a encore quelques heures indues devant elle avant de redevenir la respectable mère de famille connue de tous, l’épouse dévouée à son trader blindé de mari ainsi qu’à sa progéniture, des jumeaux de bientôt trois ans. À l’idée de l’instant volé à venir, petite sauterie dominicale sur le pouce, j’écrase copieusement le champignon.
À peine arrivé, mon portable tinte. Sans doute les ultimes instructions, la Sainte-Trinité digicode/interphone/étage. Niet. Comme un panneau STOP rouge enfer, Laura me prévient d’un message laconique : « Attds. Te txt qd c ok ».
Son loup de Wall Street, normalement de retour demain, pourrait avoir changé ses plans. Ou bien est-ce une voisine vieille fille, du genre pipelette esseulée, qui rechigne à plier bagage. Ou encore ses gosses Tic et Tac, qui tardent à trouver le sommeil. Ou finalement, elle, tout simplement, pas encore apprêtée, et qui compte bien m’ouvrir sa porte en produisant son p’tit effet.
Tel un flic en planque, je poireaute à bonne distance de sa résidence, le chauffage à fond, la radio en sourdine. Sur les ondes, des politicards en mode S.A.V. des élections s’écharpent à propos des derniers scrutins régionaux. Comme une meute lâchée sur les auditeurs, chacun aboie ses arguments à coups d’éléments de langage rabâchés jusqu’à la nausée. Le catastrophisme de façade et l’indignation mondaine affichés par les gueulards de tous bords achèvent de me décider à changer de station.
Sur Radio Classique, ça gueule aussi, mais déjà mieux : les enceintes crachotent du Haydn, la Symphonie n°103 avec son intro tout en roulement de timbales, qui laisse vite place à des cordes et des cuivres sinistres, aux faux airs de Dies Iræ.
J’allonge mon siège au maximum, et, pelotonné tant bien que mal, le mobile au creux de la main, ferme un instant les yeux.
Quand je les rouvre, c’est au son de la voix atone de l’animatrice de service. « …Scherzo en A mineur, quatuor à cordes, musique de chambre de Puccini... ». Mon roupillon express a viré au sieston XL, il est quasiment deux du mat’. Une dizaine d’appels en absence, à peu près tout autant de textos, et mon portable en mode silence, la faute à un doigt trop zélé. Langue pâteuse et membres engourdis, je m’insulte à m’en essouffler tout en textant frénétiquement Laura. Sans réponse, j’appelle, tombe sur le répondeur.
De retour dans mes SMS, je vois son dernier message envoyé : un cliché d’elle en porte-jarretelles, parée d’un élégant collier de perles épousant à merveille le galbe de ses seins sublimes, assorti d’un « T’as tout raté ».
Les yeux braqués sur le sexto, j’improvise une branlette dans l’habitacle embué sur fond d’Otello de Verdi – version Chorégies d’Orange 2014 , puis, à peu près nettoyé, reprends tranquillement la route.

Ressac californien – partie 2

De retour dans ma chambre et avant de mettre les voiles pour San Francisco, quelques 200 bornes plus au nord, je me désape, file dans la salle d’eau prendre une douche. Comme un présage de temps qui presse, le pommeau, même après 3 minutes, pisse obstinément de l’eau froide.
Rhabillé à la hâte et encore grelotant, je rassemble mes quelques affaires et m’en retourne à la voiture. L’étape de nuit s’annonce paisible. J’hésite encore entre l’itinéraire classique par la Highway 1 – rouler sur la côte sous la lune peut bien avoir son charme, ou bien m’enfoncer dans les terres en empruntant la route 101.
Mais Lacey semble avoir d’autres plans pour moi. Plantée côté portière passager, son mini short en jean accolé à la carrosserie, elle semble m’attendre depuis toujours.
- Tiens…T’es pas avec tes nouveaux potes ?
- Ils sont ici pour quelques jours, j’aurai l’occasion d’les croiser. Tu dois vraiment partir ce soir ?
Tandis que je tarde à répondre, des notes cuivrées se font entendre dans le lointain et semblent flotter jusqu’à nous.
- …Et puis tu peux pas rater ça, le premier jour du Monterey Jazz Festival. Cette année, on a Diana Krall et George Benson en tête d’affiche.
- J’suis pas trop jazz.
- Ah…Perso, pour voyager sans dépenser, j’ai pas trouvé mieux pour l’instant. Comme cet album d’Herbie Hancock, « Maiden Voyage », avec pour thème central la mer ; la mienne, de mère, passait le 33 tours en boucle quand j’étais gamine. « Ça fera pas revenir ton père mais moi ça m’emmène loin d’ici » s’amusait-elle à me répondre quand je lui demandais pourquoi ce disque plutôt qu’un autre avait les faveurs de notre platine. J’appréhendais toujours le dernier titre, pourtant superbe, « Dolphin dance ». Ça ratait jamais, elle s’effondrait dès l’entame du morceau…Qui dure un peu plus d’neuf minutes.
Je hoche la tête, tripote-tapote ma clé de bagnole.
- Désolée pour les pleurnicheries. File, je te retiens pas plus longtemps.
Une brève étreinte plus tard, je prends le volant de la Ford, roule vers la sortie de la ville. Arrivé à la bretelle d’accès vers l’autoroute qui longe la baie, je choisis de poursuivre tout droit, pour, quelques minutes plus tard, m’engager sur la 101, direction l’intérieur des terres.

Ressac californien

Le soleil dégringole lentement dans les eaux froides du Pacifique tandis qu’on franchit tour à tour la porte du Old Fisherman’s Grotto, un restau de fruits de mer sans prétention situé à Monterey, ville portuaire nichée sur la côte ouest des USA.
Il est encore tôt et nous sommes les premiers clients, de fait un silence sépulcral règne dans la salle, boisée du sol jusqu’au plafond. Seule une des baies vitrées, attenante au quai bondé, rend le lieu moins fantomatique. La serveuse de l’accueil, croyant bien faire, nous place loin du spectacle de la foule, le long d’une autre baie vitrée, avec vue imprenable sur l’horizon crépusculaire.
- Tu parles d’une symbolique…
- Allez commence pas. Notre dernier dîner ensemble. Profitons !
- Facile à dire pour toi, Paris t’attend…C’est moi qui reste coincée ici, avec les touristes et les ploucs.
- Bah t’essaieras d’venir me voir…
- Tu sais bien qu’ça n’arrivera pas, lâche t-elle d’un ton définitif en plongeant le nez dans son verre de vin californien, qu’elle siffle à grosses goulées.
Nos plats servis, la discussion reprend doucement et, à mesure que je vide mon assiette et elle la bouteille de rouge, se tend.
- Vous les estivants, vous êtes comme la marée. Elle monte d’un coup, envahit tout puis se retire, laissant derrière elle un tapis d’algues visqueuses, toxiques, sur le sable…
- C’est l’quart d’heure poésie dis-moi ! dis-je en dépiautant mon poisson.
- Traduction pour toi, vacancier : j’en peux plus d’être le vide-couilles de connards en road-trip. Il faut qu’ça change.
- Bah c’est pas en t’alcoolisant et en jurant comme un biker que ça ira dans le bon sens.
- ….T’es conseiller matrimonial, en fait. Demande l’addition, on s’en va.
- Mais j’ai pas terminé ma sole…Et j’aurais bien pris un dessert.
- Pauv’ biquet. Demande un doggy bag. Je vais t’attendre à la voiture.
La note réglée, je retourne au parking, désert. Le cul posé sur le capot de la Mustang de location, je reste quelques minutes à contempler l’océan sombre puis, sans nouvelles de ma blonde locale, je me décide à rentrer à la chambre d’hôtes histoire de boucler ma valise.
Sur la route du retour, je retrouve finalement sa trace : assise en tailleur sur un muret de pierres, elle partage un spliff tout sourire avec deux types au look crâne rasé-débardeur. Au-delà du joyeux trio, au loin, de hautes vagues blanches viennent s’écraser sur les rochers luisants avant de repartir au large.