La dernière île flottante

Il est 14h30 passé quand je déboule en trombe sur le parking de la Clinique Montevideo et, faute de place, me gare sur un emplacement GIC-GIG.
Arrivé dans le hall d’entrée, je demande le numéro de chambre à la réceptionniste, une petite dame coiffée d’un imposant chignon et parée d’un camée riche en détails de gravure.
- Ah, oui, votre amie m’a prévenue. Craignant que le restaurant ne ferme, elle s’y est déjà installée.
Un étage plus haut, je trouve Camille assise dans la grande salle à manger, seule au milieu d’une assemblée de tables vides.
- Désolé, du monde sur le trajet.
- T’inquiète, ici j’ai tout mon temps…
À peine posé sur ma chaise, le serveur, un grand échalas aux dents jaunes, se pointe.
- Au risque de faire des déçus, je vous l’annonce : nous n’avons plus de filets de rouget ; quant au dessert du jour, l’île flottante, il n’en reste plus qu’une.
Nos plats commandés, je viens aux nouvelles :
- Alors, ce sevrage ?
- Ben il fait l’effet escompté. J’remonte la pente à petit pas, même si le manque est là. De dope, forcément. D’alcool, de soirées rooftop à la con, de spots branchouilles où prendre une caisse...De mecs, aussi. Et ça je m’y attendais pas.
- Tu t’sens telle une vestale, recluse dans son temple depuis trente ans ?
- C'est pas tant l'abstinence mais plutôt l’absence de désir. Leur désir. Le lire dans leurs yeux, l’entendre dans leur voix, le déceler dans leurs gestes.
- Un puissant stupéfiant, c’est vrai…
- Tu dis ça comme si t’avais la moindre idée de ce que c’est que de désirer, de se faire désirer. Toi, tu marches à la pulsion. C’est d’ailleurs bien pour ça qu’entre nous c’est jamais monté dans les tours. Des baises mécaniques, scolaires.
- Ça va, on va pas revenir là-dessus…Ça date, tout ça.
C’est ponctué de sujets moins clivants que le déjeuner se poursuit.
De retour en fin de repas, le serveur nous questionne tout en débarrassant les plats :
- Alors cette île flottante, honneur aux dames j’imagine ?
- C’est gentil mais la dame n’est pas trop sucré...Plutôt un café allongé.
- ….Du coup l’île va venir flotter par là.
Le serveur s’esclaffe toutes dents dehors :
- Et moi qui vous voyais déjà vous l’arracher !
- On n’a jamais eu faim des mêmes choses…Et pas dans les mêmes proportions, achève Camille, avant de gober ses cachetons qu’elle accompagne d’un grand verre d’eau.
Je lève le camp en début de soirée. À la réception, la petite dame au chignon haut s’affaire à transvaser un sachet de guimauves dans une corbeille tressée posée sur le comptoir d’accueil.
Arrivé à sa hauteur, d'un air malicieux elle m'enjoint à tendre les mains :
- Pour la route...Elles sont faites maison ! » chuchote t-elle.
C’est les paumes tapissées de sucre et les propos salés de Camille encore englués dans mon crâne que je franchis le portique de l’établissement.