Veni, vidi, Verdi

Petite virée hivernale dans les entrailles banlieusardes franciliennes. L’autoroute de l’Est est déserte à cette heure tardive et je roule peinard vers mon point de mire : Laura.
Le week-end tire vers sa fin et celle chez qui je me pointe a encore quelques heures indues devant elle avant de redevenir la respectable mère de famille connue de tous, l’épouse dévouée à son trader blindé de mari ainsi qu’à sa progéniture, des jumeaux de bientôt trois ans. À l’idée de l’instant volé à venir, petite sauterie dominicale sur le pouce, j’écrase copieusement le champignon.
À peine arrivé, mon portable tinte. Sans doute les ultimes instructions, la Sainte-Trinité digicode/interphone/étage. Niet. Comme un panneau STOP rouge enfer, Laura me prévient d’un message laconique : « Attds. Te txt qd c ok ».
Son loup de Wall Street, normalement de retour demain, pourrait avoir changé ses plans. Ou bien est-ce une voisine vieille fille, du genre pipelette esseulée, qui rechigne à plier bagage. Ou encore ses gosses Tic et Tac, qui tardent à trouver le sommeil. Ou finalement, elle, tout simplement, pas encore apprêtée, et qui compte bien m’ouvrir sa porte en produisant son p’tit effet.
Tel un flic en planque, je poireaute à bonne distance de sa résidence, le chauffage à fond, la radio en sourdine. Sur les ondes, des politicards en mode S.A.V. des élections s’écharpent à propos des derniers scrutins régionaux. Comme une meute lâchée sur les auditeurs, chacun aboie ses arguments à coups d’éléments de langage rabâchés jusqu’à la nausée. Le catastrophisme de façade et l’indignation mondaine affichés par les gueulards de tous bords achèvent de me décider à changer de station.
Sur Radio Classique, ça gueule aussi, mais déjà mieux : les enceintes crachotent du Haydn, la Symphonie n°103 avec son intro tout en roulement de timbales, qui laisse vite place à des cordes et des cuivres sinistres, aux faux airs de Dies Iræ.
J’allonge mon siège au maximum, et, pelotonné tant bien que mal, le mobile au creux de la main, ferme un instant les yeux.
Quand je les rouvre, c’est au son de la voix atone de l’animatrice de service. « …Scherzo en A mineur, quatuor à cordes, musique de chambre de Puccini... ». Mon roupillon express a viré au sieston XL, il est quasiment deux du mat’. Une dizaine d’appels en absence, à peu près tout autant de textos, et mon portable en mode silence, la faute à un doigt trop zélé. Langue pâteuse et membres engourdis, je m’insulte à m’en essouffler tout en textant frénétiquement Laura. Sans réponse, j’appelle, tombe sur le répondeur.
De retour dans mes SMS, je vois son dernier message envoyé : un cliché d’elle en porte-jarretelles, parée d’un élégant collier de perles épousant à merveille le galbe de ses seins sublimes, assorti d’un « T’as tout raté ».
Les yeux braqués sur le sexto, j’improvise une branlette dans l’habitacle embué sur fond d’Otello de Verdi – version Chorégies d’Orange 2014 , puis, à peu près nettoyé, reprends tranquillement la route.