Acharnement thérapeutique

Ce dernier week-end de novembre, c’est mon sixième rencard avec Nina, le troisième en extérieur. Satisfaite de nos baises, beaucoup moins de la tournure plan cul de notre relation, elle a établi depuis peu une règle scolaire mais futée histoire de me faire voir plus loin que le bout de ma queue : une rencontre sur deux à l’air libre, l’activité choisie par l’un l’autre alternativement : resto, brocante, ciné, concert, verre…
Samedi 15h, je la retrouve donc à l’orée du Bois de Boulogne où elle m’a fixé rendez-vous.
- On va où ? Au jardin d’acclimatation ou aux putes ?
- Ton cœur balance, hein…
Quelques minutes de marche nous mènent devant la fondation Vuitton.

Conférence dansée

Nicolas Le Riche : Le Faune et moi

« Une après-midi… »

- Un spectacle ?
- Une variation sublimée du ballet « l’Après-midi d’un Faune » de Nijinski.
- Ah, le nom m’dit quelque chose…Et elle dure combien d’temps cette après-midi ?
- Le temps qu’il faut…
Quand on sort de l’auditorium il fait noir et froid, j’en profite :
- Ça gèle à pierre fendre ! J’t’invite à boire un grog ?
- Pourquoi pas si tu connais un chouette bar pas loin.
- J’pensais plutôt te proposer de passer à l’appart’.
- Tu connais la règle : t’es en désintox’. En sevrage. Et encore, modéré.
- À mon stade, c’est plutôt les soins palliatifs : cette mascarade changera jamais qui je suis, d’où je viens.
- Mais peut-être où tu vas…Avec qui…Et comment.
- Chez moi. Avec toi. En brêle.
- Sois pas lourdingue mon grand malade, sans quoi…
- …T’abrègeras mes souffrances ?
- Et les miennes par la même occasion. T’es une vraie plaie quand tu t’y mets.
- Bon, j’ai plus soif. J’te raccompagne ?
- Je vois. Non ça ira, j’vais m’débrouiller.
Rentré chez moi, je file m’allonger sous la couette, me sédate à grands coups de poignet et de paume lubrifiée. À l’instant de tout balancer, Nina m’extirpe de ma fièvre phallique en faisant sonner mon portable dont je coupe sitôt le sifflet. Tandis que les giclées affluent, son visage envahit l’écran, immobile, impassible.

Chasseurs et proies

Curitiba, sud du Brésil. Comme chaque soir, les deux acolytes avec qui je bourlingue depuis maintenant presque quinze jours à travers l’Amérique du Sud m’entraînent dans un bar-boîte-bordel comme il en pullule dans la ville, le Toca Da Coruja.

Vanné par la journée passée à crapahuter ça et là, j’opte pour une bière au bar tandis que les deux zigotos partent en quête de garotas de programa, l’appellation locale des putes, avec qui prendre du bon temps pour une poignée de reales.
Tandis que je siffle ma Brahma, Sayuri, une beauté métissée Brésil-Japon, vient poser ses doigts sur mon bras comme une horde de piranhas viendrait bouloter mes mollets. Parfaitement trilingue, l’amazone m’explique en anglais qu’elle racole le touriste friqué pour financer ses études dans une école privée du coin et qu’à terme, elle veut monter sa PME.
- J’voudrais pas te faire perdre ton temps, j’suis bon à rien ce soir. Pas plus à sortir ma queue de mon jean que mes billets de mon larfeuille. Et si j’ai bien compris, c’est moins le social que le business qui t’intéresse…
- On peut déjà changer d’endroit…Ce cadre ne donne pas envie.
- Pas faux. On voit rien et on s’entend pas.
- Alors laisse-moi t’emmener dans un lieu dédié à la vue et à l’ouïe.
- Tu sais roucouler à l’oreille des pigeons, toi…
Le taxi nous dépose rua João Gava, devant l’entrée d’un parc. Flairant ma soudaine crispation, Sayuri me prend par la main et m’entraîne dans son sillage, vers une passerelle sur pilotis. À mi-chemin sur la structure, mon accompagnatrice se fige :
- Et voilà…L’Ópera de Arame.
Tandis qu’elle m’en fait l’historique, je contemple la construction : de forme circulaire, constituée d’innombrables tubes d’acier, elle m’évoque une cage renforcée.
- Arame, c’est le nom de l’architecte ?
- Du tout. C’est de son ossature métallique tubulaire que le monument tire son nom. Ópera de Arame se traduit littéralement par Opéra de Fil. Tout est bien silencieux ce soir. Apparemment, pas de représentation en cours. Je connais bien le gardien, il nous laissera jeter un œil à l’auditorium ; viens.
Quelques minutes plus tard, campé sur un des sièges de la grande salle j’éjacule à copieuses giclées entre les lèvres de Sayuri, les yeux levés vers l’immense toit aux allures de toile d’araignée.

À l'amiable

Paris, quartier du Triangle d’Or, il flotte à boire debout. Tandis que je dévale à brêle le pavé détrempé de l’avenue Georges V, une Mini Cooper couleur cuivre déboîte sans clignoter et me tamponne gaiement. C’est face à demi contre terre et bien sonné que je découvre mon bourreau : une brune aux traits sémites superbes et au regard d’un bleu givré.
Remis sur pattes et remonté comme un coucou, je l’insulte copieusement ; elle encaisse sans ciller, immobile sous son parapluie transparent siglé Courrèges.
- …J’ai passé la journée arrosée par cette pluie battante, je la termine noyée sous un torrent d’injures. Ils annoncent quel temps pour demain ? Plus sérieusement, je suis navrée.
- Bon ça va, rien d’cassé, c’est l’essentiel. Allons faire le constat au troquet du coin, les cafés s’ront pour vous.
- Avec plaisir !
Quelques minutes plus tard, attablé face à Johanna, je contemple ses doigts vernis noircir sa partie de la feuille. Son alliance scintille par à-coups.
- Beau bijou. Et moi qui comptais vous rappeler dans des circonstances plus légères…
- …Pour à votre tour provoquer un carambolage ? Quoique le carrosse en question est déjà bien accidenté…
- Ah ?
- C’est qu’on a du kilométrage….Mon mari et moi n’en sommes pas à notre premier constat…On les accumule, sans qu’aucune assurance ne vienne jamais payer les pots cassés…Alors on répare comme on peut, on rafistole de-ci de-là…
- Et à défaut d’un assureur conjugal, un amant, ça vous tente ?
- Une sortie de route….C’est la pleine responsabilité à coup sûr, ça. J’ai déjà donné avec vous à ce niveau, non ?
- J’connais pas un seul couple en rade où les torts n’sont pas partagés.
- Justement, au point où j’en suis, inutile d’aggraver mon cas, clôt-elle d’un sourire bienveillant.
Nos signatures apposées et nos tasses vidées, on se quitte d’une bise appuyée sur le trottoir luisant, glissant, de l’avenue Pierre 1er de Serbie.

Servitudes séculaires

Au Sénégal pour quelques jours, je profite d’une journée sans planning pour aller visiter Gorée, île tristement célèbre pour son ancien statut de centre concentrationnaire d’esclaves en partance pour l’Amérique.
Tandis que la chaloupe fend mollement l’eau de l’Atlantique, je fais connaissance avec la femme assise à mes côtés, une trentenaire d’origine malienne en pleine séance selfie. À la tête d’une filiale d’Axa à Bamako elle m’explique avoir peu de temps pour elle, encore moins pour ses ancêtres ; c’est sa première venue ici.
Sur le débarcadère de l’île, Aïssata poursuit son auto-mitraillage et s’amuse de mon air crispé.
- Ben oui, j’suis accro…
- Aliénée...
- Esclave, c’est dans mes gènes !
- J’osais pas la faire.
- Tu peux tout oser avec moi joli bwana ! » se marre-t-elle d’un sourire blanc neige.
Entamant l’excursion à deux, on arpente chaque recoin du lieu, pittoresque au possible : anciennes demeures coloniales à l’architecture majestueuse, maisons aux murs patinés bleu, jaune, ocre, ruelles sablonneuses, ombragées, abondamment fleuries de bougainvilliers, d’hibiscus…
- Quel cadre idyllique, le paradis sur terre !
- L’enfer sur mer, tu veux dire : on peut pas faire deux pas sans qu’on cherche à nous vendre une breloque ou bien nous faire raquer pour une quelconque visite guidée.
- Eh…Sois un peu respectueux, c’est leur seule source de revenus. Bon, on s’prend quelques selfies-souvenir ?
- Tiens, ça faisait longtemps.
Je profite d’une pose rapprochée pour tenter un roulage de pelle qu’Aïssata esquive d’emblée.
- No way, toubab. Y’a une chose qui changera jamais : blanc ou noir, les hommes seront toujours esclaves de leur queue, décrète-t-elle d’un ton dépité avant de se tirer presto.
De retour à l’embarcation en fin de journée, j’aperçois mon ancienne comparse adossée au bastingage. Lunettes noires vissées sur le nez, moulée dans sa petite robe jaune, elle poursuit sa session selfie. En arrière-plan, l’anse de Gorée se vide à petit feu de ses derniers touristes.

Or blanc et magie noire

Dakar en octobre, la saison des pluies. Depuis le bar extérieur du Radisson Blu Hôtel je fixe l’horizon bruineux de la Baie de Mermoz, cramponné à mon verre de Porto Tawny. Autour de moi, les trotteuses comme on les surnomme ici, s’affairent comme des mouches dorées autour d’un étron encore tiède. Portable en main et clope au bec, les techniciennes de l’eye contact épient mes moindres faits et gestes dans l’espoir d’une passe à dealer. 
La plus maline m’entreprend :
- Bonsoir. Vous connaissez les règles de ce jeu ? 
- Celles du plus vieux métier du monde ? Bah je suppose qu’elles sont les mêmes un peu partout sur la planète…
- Non…Je parle de ce jeu de cartes. J’aimerais apprendre…» répond-t-elle d’une voix caressante, son téléphone tendu vers moi.
- Ah, le solitaire.
- Quelle tristesse pour un nom de jeu…
- Il y a d’autres appellations : patience, réussite, ruée vers l'or...
- Je préfère ça. Vous m’apprenez ?
- Alors…Le but est de former 4 piles de cartes d’un même symbole classées dans l’ordre croissant : As, 2, 3, 4, etc. Chaque pile doit commencer par un As. Pour débuter la partie, tu dois d’abord répartir 28 car…
- C’est trop compliqué...Il y a un casino pas loin, au Terrou-Bi. On y va ? Je préfère les machines à sous.
Quelques minutes plus tard, sitôt entrés, Awa file droit vers l’une d’entre elles tandis que je recharge une carte à jouer.
Voodoo Magic, ma préférée ! 
Assis devant l’appareil aux teintes vert jungle, j’observe la jeune pute posée sur mes genoux insérer la carte créditée et appuyer sur la touche play. Les tours défilent sans que jamais sorcières enturbannées, coutelas sacrificiels et autres masques inquiétants ne s’alignent.
- Ça requiert aucune expérience ni habileté particulière, ton truc. De l’aléatoire pur. Et puis la carte est bientôt vide…
À l’ultime tentative trois poupées wanga déboulent à l’écran et viennent se planter côte à côte. Une mélopée électronique typée Afrique vient ponctuer l’heureux événement.
- Allons récupérer vos sous et fêter ça à votre hôtel : 60 000 francs CFA pour une heure d’expérience et d’habileté particulière. Et croyez-moi, rien ne sera laissé au hasard…
- 40 000.
- …À commencer par le tarif.
- Bon…Vendu.
On quitte l’établissement criard direction la file de taxis.



Dernière séance

Un dimanche d’automne, appel sur mon Apple à l’heure de l’apéro : Delphine au bout du fil, une ex enfouie depuis des lustres dans les tréfonds de mon répertoire de portable.
- Des retrouvailles Lynchiennes te tentent ? « Lost Highway » à la télé ce soir. Notre film fétiche…
- C’est vrai…Qu’est-ce qu’on a pu se le mater, en papoter, le disséquer…Et l’gros barbu du VidéoFutur qui nous engueulait gentiment quand on rapportait la cassette à la bourre…
- Mais oui ! Alors, ça t’dit ?
- Bah j’l’ai en DVD maintenant…
- C’est pas pareil ! Souviens-toi quand y’avait pas tout à dispo’ dans la seconde ! Un monde sans téléchargements, streaming, VOD...Quand le film était programmé il valait mieux pas le rater ! Bref, le grand classique du dimanche soir c’est quand même un tout autre charme, une autre ambiance...
- J’avoue. J’arrive.
- J’suis désormais rue Taine, dans le 12ème. J’te texte l’adresse complète.
Quand je pousse la porte de l’appart Delphine est plongée dans le noir, posée sur son sofa, un grand verre de vin à la main.
- T’as raté les premières minutes... » me chuchote t-elle, les yeux rivés sur son petit écran.
2h30 plus tard, le générique de fin défile et la bouteille de rouge est vide.
Lovée sous son plaid, Delphine s’enthousiasme :
- Ce scénar' de malade mental...Ces acteurs...Cette B.O....Mais quel pied de se le revoir ! Ça faisait tellement longtemps !
- Ça aussi ça faisait longtemps…
D’un coup de pied réflexe, elle expulse ma main glissée sous sa couverture en cachemire.
- Certes…Mais là pour le coup ça me dit pas trop de remettre ça.
- Bah quoi…Ça aussi c’était un de nos grands classiques…
- Pas sûr que celui-ci ait aussi bien vieilli. Et puis pour tout te dire, rétrospectivement, il est loin d’être dans mon top.
Rouge d’alcool, vert de rage, j’enfile mes grolles, ma veste et me tire.

De bonne guerre

Nastya bossait au secrétariat du service orthopédique où je me présentais régulièrement suite à un accident de brèle. Jeune quadra’ au regard d’onyx, moscovite de souche, la poupée russe m’avait tapé dans l’œil.
Ma convalescence touchant à sa fin, je profite de mon ultime rendez-vous avec les blouses blanches pour lui glisser discrètement mon numéro griffonné sur un bout de feuille d’ordonnance. Le papier sous ses yeux, elle s’empare aussitôt d’un Bic, barre d’un trait sec les dix chiffres puis d’un sourire en coin en inscrit dix autres au-dessous. C’est ravi que je quitte l’hosto, son 06 entre les doigts.
Le samedi suivant je prends la route direction Chilly-Mazarin, en banlieue sud.
C’est la crinière couverte d’une serviette rose pâle que Nastya m’invite à pénétrer dans son deux-pièces en rez-de-jardin.
- Je sors à peine de la douche. Laisse-moi juste me donner un coup de séchoir.
Tandis que le Babyliss ronronne dans la salle de bain, je passe le living en revue : une déco spartiate peine à embellir le meublé. Sur le canapé, un exemplaire de « L’idiot » traîne.
- Tu l’as lu j’imagine… » me lance-t-elle, de retour dans le salon.
- J’sais bien que c’est un grand classique mais au risque de perdre des points, j’dois bien t’avouer que non.
- Je te l’aurais prêté avec plaisir mais c’est en version originale.
- Pas grave. Et puis lire du Dosto’ en juillet, ça m’dit pas trop…
Nastya s’amuse de ma remarque.
- Monsieur a des lectures saisonnières...Je reconnais bien là le luxe occidental. Et l’arrogance aussi. Kafka, Nietzsche, Kundera, Orwell…Ces auteurs étaient interdits en Union Soviétique. Ils m’ont tant appris quand je les ai découverts, adolescente. Sur le monde, sur moi-même. Et crois-moi, on n’attendait pas qu’il pleuve ou qu’il neige pour dévorer leurs œuvres ; en période de Guerre Froide, on s’estimait privilégiés de les tenir entre nos mains.
Pris en pleine soufflante sibérienne, je tente d’esquiver la tempête en embrayant sur une thématique plus légère.
Les heures passées, la bouteille sifflée et les draps froissés, Nastya file s’asseoir devant sa coiffeuse. Tandis qu’elle enlève ses lentilles et entame son démaquillage, je roule du côté droit du lit.
- Si ça ne te gêne pas, je préfèrerais que tu rentres. Je dors mieux seule.
- T’es rude. Il est tard et j’habite pas la porte à côté.
- Les nuits sont chaudes en cette saison. Trop pour dormir à deux. Tu vois, j'ai moi aussi mes préférences calendaires.
Dix minutes plus tard, c’est visière baissée et vent de face que je remonte dare-dare l’A6.

Liquidation totale

"À saisir pour amateur de design / collectionneur : superbe lampe de table tuyau à rotule du designer français Pierre Guariche période années 50. Laiton et acier noir mat. Stable et bien lestée. Objet rare. Lignes superbes. Aussi belle éteinte qu'allumée. Remise en main propre possible sur Paris. Prix: 250€ / non négociable. Premier arrivé, premier servi. Pas de réservation."
Au téléphone, rendez-vous est pris le soir même au domicile de la vendeuse, situé dans une petite rue du 18ème arrondissement.
La lampe examinée, testée et l’argent remis, elle s’affaire à trouver de quoi bien l’emballer. Tandis qu’elle dégote ça et là des bouts de papier bulle, j’entame un brin de causette poli.
- Pas trop rude de vous en séparer ?
- Si vous faites allusion à une quelconque valeur sentimentale, pas vraiment…Elle appartenait à mon ex.
- Ah…
- Deux mois de mission ONG à Bangalore, en Inde…On est partis à deux, je suis revenue seule y’a trois semaines.
- Il va bien finir par rentrer…
- Il a trouvé sa came sur place. S’il refout les pieds ici, ce sera pour prendre son courrier et rien d’autre. J’ai mis tout son bordel en vente. Dont cette foutue lampe Stilnovo. Je vais juste garder sa radio, une Brionvega d’époque. Elle rompt le silence à merveille quand il le faut. J’ai jamais vécu seule, articule-t-elle péniblement en allumant le petit poste couleur ocre.
- Je sais pas quoi vous dire…
- Y’a rien à dire et tout à faire. À commencer par aller voir ailleurs. Mais seize ans de vie commune, ça laisse des traces. J’ai plus l’habitude de séduire, d’être draguée…Je vais devoir m’habituer à regarder, à rendre les regards. Ça m’enchante pas plus que ça.
- Soyez tranquille, désormais les gens s’exposent eux aussi sur des applications ou sites type Le bon coin. Juste à créer votre profil et plus qu’à attendre que ça morde.
- Ouais, j’ai des copines inscrites….Elles me racontent…C’est d’une violence et d’une tristesse...
- Ça vous rappellera l’humanitaire…Version G20.
- Le groupe des pays de l’UE ou la chaîne de supermarchés ?
- Les deux mon capitaine. La misère affective occidentale version mass market. Ambiance « Tout doit disparaître » jusqu’à ne plus être. Tu jouis aujourd’hui, tu paieras cash plus tard. L’amour à crédit version haut débit.
- C’est réjouissant, lâche-t-elle d’un ton grinçant, achevant d’emballer la lampe des larmes plein les joues.
À la radio, les Weather Girls se déchaînent sur « It’s raining men ».

Sea, souks & sun

Dernier jour à Dubaï. Malika ayant planifié le séjour depuis la résa des billets d’avion jusqu’aux visites jour après jour, c’est sans broncher que j’acquiesce lorsqu’elle m’annonce dans le hall de l’hôtel qu’en cette ultime journée Persique on met le cap vers Deira, le cœur historique de la ville mais aussi le quartier des souks.
À peine débarqués de l’abra - le bateau-bus traditionnel - à la station Deira Old Souq, des effluves de cannelle, clou de girofle et diverses épices exotiques nous plongent aussitôt dans l’ambiance. Nos mirettes saturées de couleurs, nos narines ivres de senteurs, Malika s’enthousiasme :
- Bon, j’ai fait ma petite liste de courses ! Tabac à shisha pour mon frère, safran iranien et thym libanais pour ma mère, miel yéménite pour mon père, parfum au bois d’agar pour ma tante…
- On doit pouvoir trouver tout ça au Duty Free d’l’aéroport.
- C’est ça…J’compte sur toi pour discuter sévèrement les prix.
Après maintes échoppes parcourues et d’âpres négociations lancées aux issues plus ou moins heureuses, on quitte l'endroit chargés de sacs multicolores.
- Tu t’es débrouillé comme un chef !
- Tu trouves ? Tu sais, chez eux ça fait partie du jeu…
- Et bah moi j’ai aimé t'voir ainsi, les faire plier, arriver à tes fins, enfin surtout aux miennes…Je te connaissais pas ce talent pour le marchandage, t’es redoutable quand tu veux !
- Ça fait pourtant presque une semaine que j’bataille pour une baise…Une pipe…
- J’t’ai déjà dit…
- Ah ça ouais, tu m’as dit et redit : t’es crevée.
- Exactement…D’où ces vacances. Tout sauf reposantes en plus, on crapahute non-stop.
- La faute à qui ?
- À moi, c’est vrai. Bon écoute, pour notre dernier soir, j’vais te faire la totale. Et puis ça m’a excitée de voir mon mec se démener pour moi et mes envies…T’as bien mérité ton bakchich.
- Si tu fais ça par charité…
- Détrompe-toi. Dans la culture musulmane le bakchich est avant tout perçu comme un signe de gratitude, de respect…Voire de vénération.
- Vu sous cet angle…
De retour à l’hôtel en fin de soirée après un dîner romantique dans les environs de Bur Dubaï, je tâche de manœuvrer malin :
- Vu qu’demain on part aux aurores j’vais faire le check-out maintenant, histoire de gagner quelques minutes de sommeil….Surtout si la nuit s’annonce longue….Va te préparer, attends-moi.
- Bien chef..., miaule Malika d’un sourire lascif.
Formalités et note réglées, je remonte fissa dans la chambre. C’est noyée dans l’obscurité et bercée par le faible souffle de la clim’ que je trouve Malika inerte, le drap remonté jusqu’au nez.

La dernière île flottante

Il est 14h30 passé quand je déboule en trombe sur le parking de la Clinique Montevideo et, faute de place, me gare sur un emplacement GIC-GIG.
Arrivé dans le hall d’entrée, je demande le numéro de chambre à la réceptionniste, une petite dame coiffée d’un imposant chignon et parée d’un camée riche en détails de gravure.
- Ah, oui, votre amie m’a prévenue. Craignant que le restaurant ne ferme, elle s’y est déjà installée.
Un étage plus haut, je trouve Camille assise dans la grande salle à manger, seule au milieu d’une assemblée de tables vides.
- Désolé, du monde sur le trajet.
- T’inquiète, ici j’ai tout mon temps…
À peine posé sur ma chaise, le serveur, un grand échalas aux dents jaunes, se pointe.
- Au risque de faire des déçus, je vous l’annonce : nous n’avons plus de filets de rouget ; quant au dessert du jour, l’île flottante, il n’en reste plus qu’une.
Nos plats commandés, je viens aux nouvelles :
- Alors, ce sevrage ?
- Ben il fait l’effet escompté. J’remonte la pente à petit pas, même si le manque est là. De dope, forcément. D’alcool, de soirées rooftop à la con, de spots branchouilles où prendre une caisse...De mecs, aussi. Et ça je m’y attendais pas.
- Tu t’sens telle une vestale, recluse dans son temple depuis trente ans ?
- C'est pas tant l'abstinence mais plutôt l’absence de désir. Leur désir. Le lire dans leurs yeux, l’entendre dans leur voix, le déceler dans leurs gestes.
- Un puissant stupéfiant, c’est vrai…
- Tu dis ça comme si t’avais la moindre idée de ce que c’est que de désirer, de se faire désirer. Toi, tu marches à la pulsion. C’est d’ailleurs bien pour ça qu’entre nous c’est jamais monté dans les tours. Des baises mécaniques, scolaires.
- Ça va, on va pas revenir là-dessus…Ça date, tout ça.
C’est ponctué de sujets moins clivants que le déjeuner se poursuit.
De retour en fin de repas, le serveur nous questionne tout en débarrassant les plats :
- Alors cette île flottante, honneur aux dames j’imagine ?
- C’est gentil mais la dame n’est pas trop sucré...Plutôt un café allongé.
- ….Du coup l’île va venir flotter par là.
Le serveur s’esclaffe toutes dents dehors :
- Et moi qui vous voyais déjà vous l’arracher !
- On n’a jamais eu faim des mêmes choses…Et pas dans les mêmes proportions, achève Camille, avant de gober ses cachetons qu’elle accompagne d’un grand verre d’eau.
Je lève le camp en début de soirée. À la réception, la petite dame au chignon haut s’affaire à transvaser un sachet de guimauves dans une corbeille tressée posée sur le comptoir d’accueil.
Arrivé à sa hauteur, d'un air malicieux elle m'enjoint à tendre les mains :
- Pour la route...Elles sont faites maison ! » chuchote t-elle.
C’est les paumes tapissées de sucre et les propos salés de Camille encore englués dans mon crâne que je franchis le portique de l’établissement.

Brève biblique

Ce premier samedi d’automne je me réveille chez Elise, une grande brune rencontrée la veille à une crémaillère arrosée jusqu’à la cirrhose.
« Partie bosser, fais comme chez toi ! Claque fort la porte en partant. À bientôt ? E. »
La note trouvée sur l’oreiller à peine lue, je referme aussitôt les yeux. Peine perdue, la sonnette de la porte d’entrée vient m’extirper du lit façon trouffion au son du clairon.
C’est bouille chiffonnée et tifs hirsutes que je tourne la poignée chromée et ouvre d’une main machinale.
Le type face à moi sursaute et recule brutalement, manquant de lâcher le sachet de viennoiseries qu’il exhibait crânement du bout des doigts la seconde d’avant.
- Vous êtes... ?
- Un copain d’Elise…Elle est au boulot aujourd’hui…
- Je voulais lui faire la surprise...C’est moi qui en ai une bien bonne.
- Bah moi j’dis pas non à vos cochonneries, on a fait que picoler hier.
- Et pourquoi pas…Quitte à faire dans l’absurde…
Sitôt les présentations faites je m’affale dans un des fauteuils du salon tandis que Jonathan lui file s’affairer en cuisine.
- Tu sembles bien connaître les lieux…?
- Pas assez à mon goût...
Il m’explique alors sa situation d’amant contrarié, Elise se satisfaisant largement de leurs rapports sporadiques, toujours selon son bon vouloir.
- Je la connais que depuis peu mais j’avoue, elle a un côté castrateur…
- Une Dalila à l'état pur.
- Dalila ?
- Samson et Dalila, les personnages bibliques...L’opéra de Saint-Saëns…
Tout en mordant dans un croissant je googlise les deux zigs sur mon portable histoire d’aller me recoucher chez moi moins bête.
- Ah ouais, la Dalila c’est un peu la connasse avec un grand C…Tiens, c’est programmé à l’Opéra Bastille, fin septembre…Bah invite-la, ça vous fera une sortie sympa. Et puis comme ça tu fais passer le message.
C’est repus et amusés par cette rencontre aux airs de sketch que Jonathan et moi nous quittons devant l’immeuble d’Elise, non sans s’être souhaités le meilleur pour la suite.
Le vendredi suivant, mon portable s'anime en fin d’après-midi : « Dispo troisième partie de soirée ? 3 heures d’opéra, besoin d’un bon défouloir en after. Dis-moi. E. »

Les soeurs bicyclette

C’est à « La Pharmacie », un resto-bar à vin de son quartier, que Leslie m’a fixé rencard. Arrivé sur place à la bourre, je l’aperçois postée devant la façade bleu azur. Une bise de circonstance plus tard, on investit les lieux ; Leslie se glisse sur la banquette, je prends la chaise en bois verni.
- Chouette, ces vieux pots d’officine sur les étagères en guise de déco ! Simplement dommage qu’ils soient vides…
- Pourquoi, t’es toxico ? Une addiction quelconque ?
Déconcerté par la question et l’inquiétude que j’y détecte, j’embraie sur un thème plus léger, l’amie commune qui nous a mis en relation. Nos plats commandés et un verre de rouge dans le gosier, je sens mon interlocutrice rentrer progressivement les griffes. Le repas va bon train, la fin de soirée s’annonce faste.
Tandis que le serveur nous débarrasse de nos assiettes, je vois Leslie rouler des yeux, le regard rivé derrière moi. Elle est encore bouche bée quand une brune s’approche de la table.
- Ma sœur-un ami…Un ami-ma sœur.
- Ravie. Je vous laisse dîner tranquillement, belle fin de soirée à vous deux…conclut la fille avant de s’éclipser au bar.
Sans passer par la case dessert Leslie improvise une migraine, demande aussitôt l’addition. Celle-ci à peine déposée sur la table, elle s’en empare, dégaine sa carte, règle la note. On sort du restaurant comme s’il fallait l’évacuer.
Groggy par la tournure soudaine des évènements, je reste à l’observer enlever l’antivol de son vélo.
- On se refait ça vite, promis…
- …De préférence dans mon quartier ?
- Voilà, acquiesce t-elle d’un sourire crispé suivi d’une embrassade sommaire.
Sitôt Leslie hors de vue, je pousse de nouveau la porte de « La Pharmacie » et rejoins la sœurette au bar. Toujours en mode solo, elle m’accueille d’une mine contrite, un verre de coca à la main.
- Je vous ai vus partir précipitamment…La faute à ma présence, sûrement. Et en plus Leslie vous plante là…Un verre pour expier ma faute ?
- Faut croire que vous lui faites autrement plus d’effet que moi…Va pour le verre.
Irène m’explique alors que son alcoolisme forcené, même si désormais derrière elle, l’a définitivement éloignée de sa famille. Leslie incluse.
- Le fait qu’on habite le même coin et qu’on se croise régulièrement n’arrange évidemment rien…Mais je ne vais pas m’interdire de sortir, qui plus est dans des lieux sympas, à cause d’elle. J’avais mes habitudes ici…Je tâche d’en prendre d’autres à présent.
Minuit bien passé, Irène et moi vidons les lieux bons derniers. Sur le trottoir, je tente ma chance sans conviction :
- J’imagine qu’un dernier verre n’est pas de mise…
- Je l’ai vidé il y a un bail, celui-ci...En plus avec le rencard de ma sœur…J’ai déjà bien assez donné dans l’amour du vice, tu crois pas…J’rentre en Vélib’, tu m’accompagnes à la borne ?
Quelques minutes plus tard, je fixe le phare arrière d’Irène s’enfoncer dans la nuit.

Rite estival

Derniers jours d’août à Paris. Parfum de rentrée dans l’air saturé du périph’. Quand je sors porte de la Chapelle, c’est un autre fumet que j’inhale : celui d’une foule jamais partie. Un peu plus haut, vers Marx Dormoy, les effluves sont encore tout autres : fête de Ganesh oblige, la communauté indienne du quartier célèbre son dieu-éléphant en grande pompe : en tête de la parade multicolore, défilent des joueurs de flûte. Danseurs et danseuses en tenue traditionnelle ondulent tout sourire, sur leur tête un pot de terre cuite où brûle du camphre. Les statues de Ganesh et de son frère Muruga sont portées de leurs autels aux chars sur d’imposants palanquins. Dans la rue, purifiée avec de l’eau de rose additionnée de safran, des hommes et des femmes vêtus de saris et vestis tirent les chars au moyen de cordes. D’autres encore défilent en récitant des mantras, accompagnés dans leurs incantations d’instruments traditionnels.
C’est les cinq sens exacerbés que je sonne à la porte du studio de Célyne, une blondinette croisée aux abords d’une guinguette éphémère en début d’été. Elle m’accueille vêtue d’une robe noire légère, ses pieds nus tout juste vernis, en témoigne l’odeur entêtante de dissolvant qui flotte dans la pièce. Dans ses yeux, je lis la gêne, la déconvenue.
Nos verres remplis, on trinque maladroitement, on bavarde tant bien que mal. À la faveur d’un énième silence, je crève l’abcès :
- Déçue ? T’as pas l’air réjouie d’ma présence…
- C’est juste que j’étais un peu éméchée, le soir de notre rencontre…Dans mon souvenir, un peu brumeux du coup, t’étais le portrait craché de mon ex…Au final pas tant qu’ça.
- Ah…Et c’est un problème ?
- Bah disons qu’il était vraiment mon style, physiquement...Bon, sinon...Tu m'avais dit aimer les bas, mais ma seule paire restante est filée par endroits..Et vu que c’est la fin du mois…J’ai d’autres priorités, comme des clopes par exemple ; on descend me prendre un paquet si ça t’gêne pas.
Sur le boulevard, les festivités se poursuivent. Sa Fortuna au bec, Célyne zieute les fringues et breloques exposées sur les stands installés pour l’occasion le long du trottoir. Une bague retient son attention, la vendeuse en profite :
- Bijou serti rhodonite…Rose très beau…Nacré...Pierre anti-stress….Plus d’énergies négatives….Cicatrise blessures du cœur….Émotions du passé….Très bon prix, 40 €.
- J’connais un cicatrisant bien moins cher : le temps ! On rentre chez moi ? propose Célyne, m’attrapant la main, la serrant fermement.
De retour dans sa petite piaule, c’est volets clos et toutes lumières éteintes qu’on s’envoie bruyamment en l’air. Entre deux râles, des notes de nâgasvaram accompagnées de battements de thavil résonnent sourdement dans la chambre.

Passe-passe

Des mois maintenant qu’on se croisait, moi rentrant du boulot, elle à compter les heures en haut d’une porte de périph’. Au bout de la bretelle de sortie, le temps d’un feu rouge, on se saluait du regard voire d’une main timidement levée.
Ses traits grossiers et mensurations inégales expliquaient sans doute le fait qu’elle passe plus de temps à racoler le client que dans la voiture de l’un d’eux, à lui dégorger le poireau. Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, elle demeurait fidèle au poste, incrustée dans le paysage.
Un soir de froid d’esquimau, d’un bref coup de poignet je mets les gaz pour l’approcher.
- Ça caille sec…
- …Et vous êtes pas en mini-jupe, planté comme un piquet d’pâture.
- Écoutez…Prenez-le comme vous voulez, mais voilà, j’habite à cinq minutes à pattes. Si l'envie d’un bon grog vous prend ou bien besoin de prendre une douche, bah appelez-moi. » lui proposais-je, griffonnant mes coordonnées sur un ticket de caisse corné.
- Tu parles d’un troc en toc…
- Non, non…Pas d’échange de bons procédés. C’est sans arrière-pensées.
Sitôt le feu passé au vert, un concerto de klaxons se met à beugler derrière moi ; le papier calé dans sa paume, je reprends la route aussitôt, partagé entre bonne conscience et condescendance crasse du samaritain scrupuleux.
Quelques semaines plus tard, la catin tout-terrain me sonne en pleine nuit.
- J’peux passer me rafraîchir, alors ? J’suis tombée sur un beau sagouin, mes lingettes ne suffiront pas.
Elle débarque un quart d’heure plus tard, embaumant dans la seconde l’appart d’effluves de parfum premier prix.
- Au fond sur la droite, pour la salle de bain…J’vous fais un p’tit thé, un café …Un verre de vin…» dis-je d’une voix salement endormie.
Elle se marre, me prend par la main. C’est une fois sous l’eau brûlante du pommeau et ma queue molle entre ses lèvres que je sors de ma somnolence. Le cerveau vrillé par les copieux allers-retours de sa bouche baveuse sur mon membre, je finis par tout balancer dans un râle de goret furieux.
- Allez maintenant tire-toi, laisse-moi me laver tranquillos, abrège t-elle d’un ton mordant.
À son retour dans le salon, je tente de clarifier les choses.
- Fallait pas vous sentir obligée.
- T’as aimé ?
- Beaucoup mais bon…C’était vraiment pour dépanner.
- Ton hospitalité t’honore ! Tu t’es cru différent des autres ? T’es seulement un peu plus malin.
Sitôt la pute partie, je file à la salle de bain me débarbouiller à mon tour.

Sous vide

Cloitré chez moi plusieurs semaines suite à un accident de brèle, le jour vint finalement où je retrouvais la pleine forme. Pour fêter la fin de ma quarantaine, je décidais de sauter sur la première occasion de sortie : le vernissage d’une connaissance au coup de pinceau tendance dans le milieu arty-bobo de la capitale. On trouvait sur ses toiles pêle-mêle les visages d’enrôlés DAESCH accolés à des corps de nymphes, des armes de destruction massive siglées H&M, des dirigeants d’ONG hilares barbotant dans une mare de merde…De la provoc’ Leader Price vendue à un tarif Hédiard. Chapeau l’artiste.
Entre deux échanges mollassons et quelques retrouvailles pénibles au détour d’une croûte exposée, Louise m’avait tapé dans l’œil. Constamment dans le sillage de son mec, j’avais eu un mal fou à accrocher son regard, perdu dans le vague, imprégné d’un ennui profond comme le trou de la sécu’.
Histoire de l’aborder façon futé, j’optais pour une approche furtive et rôdais autour du buffet installé pour l’occasion ; elle finirait bien par venir remplir sa coupe ou se ravitailler en bouchées lard-pruneau et autres feuilletés saucisse-chèvre.
Banco.
- Vous connaissez l’artiste ? » demandais-je, une gougère à moitié boulotée entre les doigts.
Tournant la tête, elle scruta mon visage comme pour me remettre.
- Moi non. Mon mari oui. Il connaît probablement la plupart des gens présents ici ce soir. Et vous ?
- Si je connais l’artiste ?
- Non. Vous. Suis-je censée vous connaître ?
- Ah…Non, pas que je sache. Et aux dernières nouvelles, votre mari non plus. » rétorquais-je, moins surpris par sa question que par ma réponse.
La réplique dut la contenter car elle me gratifia d’un sourire blanc comme les touches d’un Steinway.
- Vous profitez donc d’un vernissage pour entreprendre une parfaite inconnue, mariée qui plus est. Désœuvrement mondain ou forte envie de me sauter ?
- Je fais partie de ces gens qui ne s’ennuient jamais…
- …Et qui en veulent toujours plus, apparemment. Vous avez bien vu que je n’étais pas seule.
- J’ai au contraire pu observer à quel point vous l’étiez.
- De l’allure, de l’esprit…De l’audace aussi ? Rejoignez-moi dans dix minutes au rez-de-chaussée de l’immeuble. On trouvera bien où s’isoler.
Deux coupes de champagne picolées et le laps de temps écoulé, je retrouve Louise deux étages plus bas, adossée à la porte des toilettes femme. Enfermés, on s’emballe à s’en asphyxier tout en se défroquant dare-dare.
- Maintenant baise-moi.
- Désolé de casser l’ambiance de notre petite contre-soirée mais j’ai pas de préso sur moi. Tout ça c’était pas dans mes plans, je me remets à peine d’un acci-…
- Pas grave, prends-moi.
- Ce serait quand même plus réglo avec ma queue sous vide, nan ?
- Le « sous vide », comme tu dis, j’en ai ma claque. C’est l’histoire de ma vie.
- C’est toujours mieux de vivre sous vide que sous trithérapie…
- Je veux te sentir pleinement. Me sentir pleinement.
De retour dans le hall d’immeuble souffle court et membres pantelants, je m’apprête à vider les lieux quand Louise me retient par le bras.
- Tu remontes avec moi cinq minutes ? J’aimerais te présenter mon homme ; un personnage, il te plaira.
- L’hygiéniste qui t’maintient sous vide ?
- Difficile de lui en vouloir...Dans sa famille, ils le sont de père en fils. Et puis c’est bien connu, le sous vide conserve parfaitement…Je pense que tu l’as constaté. Bon, tu décides quoi ?
Je décline l’offre poliment et m’en retourne à l’air libre.

À bonne distance

Sophie, ma voisine du dessus, celle que j’avais tant convoitée sans l’avoir jamais besognée, avait fini par vider les lieux. C’est une autre voisine, bien moins baisable, qui m’avait appris la nouvelle au détour d’une conversation lors d’un trajet en ascenseur.
Pour moi la peine était double : au regret de la savoir partie pour de bon s’ajoutait la déception qu’elle n’ait pas pris la peine de m’avertir de son départ.
Au fond, rien d'étonnant ; notre relation n’avait jamais rien eu d’intime. Nos rapports s’étaient la plupart du temps bornés aux salutations de rigueur ponctuées d’une esquisse de sourire. Tout au plus avions-nous parfois échangé sur un fait plus ou moins mineur survenu dans l’immeuble : un cambriolage estival, un résident indésirable, un ravalement trop onéreux ; pas davantage. Mais j’accusais quand même le coup et décidais dans la foulée de ne pas en rester là.
Ses coordonnées en poche - un soir d’assemblée générale, assis à ses côtés et le crâne plein d’arrière-pensées, j’avais proposé l’échange de nos numéros au cas où -, je la textais le soir même afin de reprendre contact.
Elle me répondit sans tarder, et, sans doute sous l’effet de la distance géographique nouvellement accrue entre nous, se révéla étonnamment entreprenante.
« Partie sans dire au revoir c’est vrai….Je tiens à me faire pardonner. Venez demain pour 20h30. Nous trinquerons à mon nouveau nid. Confirmez-moi, je vous communiquerai l’adresse. »
Le lendemain, je me pointe à l’horaire convenu au nouveau bercail de Sophie. Tout en déposant la bouteille de Brouilly achetée au caviste du coin sur la table basse du salon, je jette un œil autour de moi. Une déco chargée orne l’endroit : des bibelots bariolés peuplent les étagères en nombre, de même que pléthore de cadres photo, numériques pour certains. Dans un recoin, empilés pareils à des remparts anti-névrotiques, j’aperçois trois montagnes de livres, qui au vu de leurs titres, semblent exclusivement consacrés au développement personnel : « Ces hommes qui ne savent pas aimer », « Tremblez mais osez », « Trop intelligent pour être heureux », etc.
Celle dont les talons, qui quand ils martelaient le parquet, aiguillonnaient mon désir, se révèle sous un jour nouveau, bien trop prosaïque à mon goût. Saturé d’informations excessivement tangibles, ma fougue fantasmatique vacille. Le caquetage intempestif de Sophie n’arrange rien : la bulle libidinale dans laquelle je me plaisais à la voir flotter se désagrège en un instant tandis que mon envie se carapate aux confins de contrées bien moins concrètes.
Sans doute trop apathique au goût de mon ancienne voisine, elle me congédie d’un bâillement après deux-trois verres descendus.
De retour à mon domicile, encore sonné par ma débâcle, je manque de renverser une femme au moment de garer ma tire dans le parking de l’immeuble. Sitôt sorti du véhicule, je m’excuse d’un air déconfit.
- Rien de cassé, rassurez-vous…Ou alors une ou deux assiettes…Mais un déménagement sans bris, je crois que ça n’existe pas ! » me lance d’une voix légère la brune dont même la pénombre du parking peine à masquer les courbes incendiaires.
À ses pieds, un carton éventré laisse à peine entrevoir quelques effets personnels.




Dernier hommage

C’était via un message vocal glacial laissé sur mon répondeur par ma cousine que j’avais appris la sale nouvelle : son père, atteint d’un emphysème pulmonaire aigu depuis quelques années déjà, avait finalement cassé sa pipe. L’inhumation au cimetière israélite de Cronenbourg - tu parles d'un pied d'nez - avait lieu dans trois jours et, si ça m’intéressait, j’étais convié.
Tout en prenant mon aller-retour Paris-Strasbourg sur le net, je ressassais mentalement les quelques lointains souvenirs du seul oncle que j’avais eu. Un noceur notoire, un increvable jacasseur, un conteur boit-sans-soif et bien sûr un fumeur féroce. Le genre de type à emmerder les emmerdes, sur qui tout glissait ; jamais un radis mais toujours la banane. Il fuyait les pleureurs, les geignards, les sinistres et les dépressifs. Et s’il se plaignait, c’était d’un paquet de clopes vide ou d’un verre pas assez rempli. En somme, un irréductible jouisseur, un spécimen de bon vivant en voie d’extinction de nos jours.
Quelques soixante-douze heures plus tard, assis dans le train, je texte Emmanuelle, une ancienne amante partie s’installer dans l’Est, et l’informe de mon bref passage dans le coin. La cérémonie n’ayant lieu qu’à quinze heures, j’accepte avec joie le repas qu’elle propose de nous concocter.
Sorti de la gare de Strasbourg-Ville, je saute dans un tacot direction Lampertheim, un bled situé dix kilomètres plus au Nord.
Quand Emmanuelle m’ouvre la porte de son loft, c’est un verre de vin à la main. Sur son sofa capitonné, les retrouvailles se déroulent à merveille et c’est spontanément qu’après toutes ces années, on remet le couvert avant même d'être passé à table.
Moins ivres d’alcool que de sexe, la griserie lubrique s’éternise et lorsqu’on reprend nos esprits et que je vérifie ma montre, il est seize heures et des brouettes.
- Me dis pas que…
- Bah si, j’te l’dis tout net : pour aller réciter l’Kaddish, c’est râpé.
- J’suis tellement désolée…
- Le sois pas plus que ça. S’envoyer en l’air pendant son enterrement, y’avait pas plus bel adieu.
D’un sourire mutuel, on remonte la couette de concert pour mieux disparaître dessous.

Lavomatic love affair

Ça faisait maintenant quelques mois que je croisais ponctuellement Jean et sa pépée, une immense allemande au teint falot, du genre plutôt effacée. Les tourtereaux, deux beaux spécimens de bobos tout droit sortis d’une pub The Kooples, faisaient le pied de grue devant le Wash’n Dry jouxtant le troquet où j’allais prendre mon p’tit crème habituel, attendant clope au bec la fin du cycle de leur machine. Avec Jean, du sourire en coin échangé on était passé au brin de causette régulier pour, au fil des nombreux papotages, finir par bien sympathiser.
Mais ce jour-là, je trouve Kathrin en tête-à-tête avec sa Vogue Bleue Superslims.
- Ton mec s’est fait porter pâle ?
- Jean en aime une autre.
Ah, la rigueur germanique. Pas un mot d’trop. Je propose du coup à la grande gigue brune de m’accompagner au café plutôt que de patienter seule. Surprise sans paraître gênée, elle accepte d’un « ja » apathique.
Devant sa bière, Kathrin retrouve des couleurs et, loin de mes clichés à deux sous, je découvre une tornade teutonne, pleine d’esprit, de gouaille et d’entrain.
Plusieurs pintes plus tard, sortis du bar, je l’accompagne reprendre son linge à la laverie libre-service. Panière sous le bras, sans doute grisée par ses trois mousses, elle m’invite à monter chez elle.
On s’attrape la bouche dans le hall et c’est fute aux mollets qu’on passe la porte du studio.
Notre épique partie de cul achevée, le silence retombe dans la pièce.
- …Pour Jean, comment t’as su ?
- Quoi donc ?
- Et bah qu’il en aimait une autre.
- Ah…Nan mais ce que je voulais dire, c’est qu’il aime une autre Kathrin. Celle qu’il veut voir.
- Et si tu m’parlais d’la vraie Kathrin ?
- Je viens juste de te la montrer. Bon…J’ai plus qu’à retourner là-bas, laver ces foutus draps.
La semaine suivante, sur le chemin du bistrot je retombe sur le tandem trendy.
- Hey, hey ! En mode no smoking aujourd’hui ?
- Yep ! Le premier jour du reste de nos vies ! Enfin notre vie ! On a décidé d’arrêter et on est super motivé ! Pas vrai chérie ? » s’exclame Jean tout en retroussant sa manche de t-shirt pour exhiber son Nicopatch.
- Ja ! » réplique Kat’, d’un ton jovial surjoué.
Derrière la vitre du Wash’n Dry, leur machine tourne à plein régime.

Coup monté

Ses parents partis passer les fêtes en famille quelque part en province, je propose à Julia de lui rendre une petite visite histoire de lui offrir mes vœux les plus fervents en ce tout début d’année.
Tandis que je roule tout doux dans les artères aussi vides qu’arborées de Neuilly-sur-Seine, j’avise les dépouilles de sapins parsemant les trottoirs alentours, emberlificotées dans leur linceul doré. Ici, même les sacs pour arbre de Noël semblent griffés Chanel. Période post-attentats oblige, quelques rares drapeaux tricolores flottent timidement aux fenêtres d’apparts sans vie. La France dans toute sa résilience.
Arrivé au pied de l’immeuble qu’on croirait sorti de terre hier, je fais défiler les patronymes sur le visiophone ; arrivé à TOLEDANO, je sonne.
- J’descends t’ouvrir, le bouton d’ouverture déconne.
Sitôt en bas, Julia se jette dans mes bras pour se raidir dans la seconde.
- Oh merde, j’ai oublié de prendre mes clés. On est enfermé dehors.
- Plus qu’à appeler un serrurier….Ça va douiller par contre…Un dimanche…À 22h…
- Écoute, j’verrai ça plus tard. Tu pourrais déjà m’emmener à l’hôtel…
- Bah j’ai pas pris de deuxième casque…Et y’a pas grand-chose dans l’quartier, si…?
- Y’a le Courtyard Marriott pas loin…
Quelques minutes plus tard, nous voici attablés au bar extérieur de l’hôtel, surplombés par une pergola de vigne, dormante à cette époque de l’année. À la lueur d’une bougie à la flamme ténue, on trinque aux jolis imprévus et aux emmerdes accommodantes.
Nos spritz bus, on monte dans la chambre bookée pour la nuit dès notre arrivée. Sitôt la porte refermée, on se désape l’un l’autre debout en s’emballant comme des ados. Une baise orgiaque sur le plumard kingsize s’ensuit, suivie d’un room-service exquis.
Julia partie sous la douche, je vais pour prendre mon portable enfoui quelque part dans ma veste. Ramassant nos affaires à la volée pour tout déposer sur une chaise, le jean slim de Julia laisse échapper un fin trousseau. Un sigle HOME pailleté accompagne les deux clés présentes sur l’arceau métallique.
Amusé plus qu'enragé, je remets l’objet dans la poche et m’en retourne sous les draps. Derrière la porte de la salle de bain, sous le pommeau, Julia s’époumone sans compter sur « Game of love », un vieux standard soul d'Ike & Tina Turner.

Veni, vidi, Verdi

Petite virée hivernale dans les entrailles banlieusardes franciliennes. L’autoroute de l’Est est déserte à cette heure tardive et je roule peinard vers mon point de mire : Laura.
Le week-end tire vers sa fin et celle chez qui je me pointe a encore quelques heures indues devant elle avant de redevenir la respectable mère de famille connue de tous, l’épouse dévouée à son trader blindé de mari ainsi qu’à sa progéniture, des jumeaux de bientôt trois ans. À l’idée de l’instant volé à venir, petite sauterie dominicale sur le pouce, j’écrase copieusement le champignon.
À peine arrivé, mon portable tinte. Sans doute les ultimes instructions, la Sainte-Trinité digicode/interphone/étage. Niet. Comme un panneau STOP rouge enfer, Laura me prévient d’un message laconique : « Attds. Te txt qd c ok ».
Son loup de Wall Street, normalement de retour demain, pourrait avoir changé ses plans. Ou bien est-ce une voisine vieille fille, du genre pipelette esseulée, qui rechigne à plier bagage. Ou encore ses gosses Tic et Tac, qui tardent à trouver le sommeil. Ou finalement, elle, tout simplement, pas encore apprêtée, et qui compte bien m’ouvrir sa porte en produisant son p’tit effet.
Tel un flic en planque, je poireaute à bonne distance de sa résidence, le chauffage à fond, la radio en sourdine. Sur les ondes, des politicards en mode S.A.V. des élections s’écharpent à propos des derniers scrutins régionaux. Comme une meute lâchée sur les auditeurs, chacun aboie ses arguments à coups d’éléments de langage rabâchés jusqu’à la nausée. Le catastrophisme de façade et l’indignation mondaine affichés par les gueulards de tous bords achèvent de me décider à changer de station.
Sur Radio Classique, ça gueule aussi, mais déjà mieux : les enceintes crachotent du Haydn, la Symphonie n°103 avec son intro tout en roulement de timbales, qui laisse vite place à des cordes et des cuivres sinistres, aux faux airs de Dies Iræ.
J’allonge mon siège au maximum, et, pelotonné tant bien que mal, le mobile au creux de la main, ferme un instant les yeux.
Quand je les rouvre, c’est au son de la voix atone de l’animatrice de service. « …Scherzo en A mineur, quatuor à cordes, musique de chambre de Puccini... ». Mon roupillon express a viré au sieston XL, il est quasiment deux du mat’. Une dizaine d’appels en absence, à peu près tout autant de textos, et mon portable en mode silence, la faute à un doigt trop zélé. Langue pâteuse et membres engourdis, je m’insulte à m’en essouffler tout en textant frénétiquement Laura. Sans réponse, j’appelle, tombe sur le répondeur.
De retour dans mes SMS, je vois son dernier message envoyé : un cliché d’elle en porte-jarretelles, parée d’un élégant collier de perles épousant à merveille le galbe de ses seins sublimes, assorti d’un « T’as tout raté ».
Les yeux braqués sur le sexto, j’improvise une branlette dans l’habitacle embué sur fond d’Otello de Verdi – version Chorégies d’Orange 2014 , puis, à peu près nettoyé, reprends tranquillement la route.

Ressac californien – partie 2

De retour dans ma chambre et avant de mettre les voiles pour San Francisco, quelques 200 bornes plus au nord, je me désape, file dans la salle d’eau prendre une douche. Comme un présage de temps qui presse, le pommeau, même après 3 minutes, pisse obstinément de l’eau froide.
Rhabillé à la hâte et encore grelotant, je rassemble mes quelques affaires et m’en retourne à la voiture. L’étape de nuit s’annonce paisible. J’hésite encore entre l’itinéraire classique par la Highway 1 – rouler sur la côte sous la lune peut bien avoir son charme, ou bien m’enfoncer dans les terres en empruntant la route 101.
Mais Lacey semble avoir d’autres plans pour moi. Plantée côté portière passager, son mini short en jean accolé à la carrosserie, elle semble m’attendre depuis toujours.
- Tiens…T’es pas avec tes nouveaux potes ?
- Ils sont ici pour quelques jours, j’aurai l’occasion d’les croiser. Tu dois vraiment partir ce soir ?
Tandis que je tarde à répondre, des notes cuivrées se font entendre dans le lointain et semblent flotter jusqu’à nous.
- …Et puis tu peux pas rater ça, le premier jour du Monterey Jazz Festival. Cette année, on a Diana Krall et George Benson en tête d’affiche.
- J’suis pas trop jazz.
- Ah…Perso, pour voyager sans dépenser, j’ai pas trouvé mieux pour l’instant. Comme cet album d’Herbie Hancock, « Maiden Voyage », avec pour thème central la mer ; la mienne, de mère, passait le 33 tours en boucle quand j’étais gamine. « Ça fera pas revenir ton père mais moi ça m’emmène loin d’ici » s’amusait-elle à me répondre quand je lui demandais pourquoi ce disque plutôt qu’un autre avait les faveurs de notre platine. J’appréhendais toujours le dernier titre, pourtant superbe, « Dolphin dance ». Ça ratait jamais, elle s’effondrait dès l’entame du morceau…Qui dure un peu plus d’neuf minutes.
Je hoche la tête, tripote-tapote ma clé de bagnole.
- Désolée pour les pleurnicheries. File, je te retiens pas plus longtemps.
Une brève étreinte plus tard, je prends le volant de la Ford, roule vers la sortie de la ville. Arrivé à la bretelle d’accès vers l’autoroute qui longe la baie, je choisis de poursuivre tout droit, pour, quelques minutes plus tard, m’engager sur la 101, direction l’intérieur des terres.

Ressac californien

Le soleil dégringole lentement dans les eaux froides du Pacifique tandis qu’on franchit tour à tour la porte du Old Fisherman’s Grotto, un restau de fruits de mer sans prétention situé à Monterey, ville portuaire nichée sur la côte ouest des USA.
Il est encore tôt et nous sommes les premiers clients, de fait un silence sépulcral règne dans la salle, boisée du sol jusqu’au plafond. Seule une des baies vitrées, attenante au quai bondé, rend le lieu moins fantomatique. La serveuse de l’accueil, croyant bien faire, nous place loin du spectacle de la foule, le long d’une autre baie vitrée, avec vue imprenable sur l’horizon crépusculaire.
- Tu parles d’une symbolique…
- Allez commence pas. Notre dernier dîner ensemble. Profitons !
- Facile à dire pour toi, Paris t’attend…C’est moi qui reste coincée ici, avec les touristes et les ploucs.
- Bah t’essaieras d’venir me voir…
- Tu sais bien qu’ça n’arrivera pas, lâche t-elle d’un ton définitif en plongeant le nez dans son verre de vin californien, qu’elle siffle à grosses goulées.
Nos plats servis, la discussion reprend doucement et, à mesure que je vide mon assiette et elle la bouteille de rouge, se tend.
- Vous les estivants, vous êtes comme la marée. Elle monte d’un coup, envahit tout puis se retire, laissant derrière elle un tapis d’algues visqueuses, toxiques, sur le sable…
- C’est l’quart d’heure poésie dis-moi ! dis-je en dépiautant mon poisson.
- Traduction pour toi, vacancier : j’en peux plus d’être le vide-couilles de connards en road-trip. Il faut qu’ça change.
- Bah c’est pas en t’alcoolisant et en jurant comme un biker que ça ira dans le bon sens.
- ….T’es conseiller matrimonial, en fait. Demande l’addition, on s’en va.
- Mais j’ai pas terminé ma sole…Et j’aurais bien pris un dessert.
- Pauv’ biquet. Demande un doggy bag. Je vais t’attendre à la voiture.
La note réglée, je retourne au parking, désert. Le cul posé sur le capot de la Mustang de location, je reste quelques minutes à contempler l’océan sombre puis, sans nouvelles de ma blonde locale, je me décide à rentrer à la chambre d’hôtes histoire de boucler ma valise.
Sur la route du retour, je retrouve finalement sa trace : assise en tailleur sur un muret de pierres, elle partage un spliff tout sourire avec deux types au look crâne rasé-débardeur. Au-delà du joyeux trio, au loin, de hautes vagues blanches viennent s’écraser sur les rochers luisants avant de repartir au large.