Manques

Ah, l’esprit de Noël. Pour l’occasion, même les vitrines virtuelles proposant pléthore d’escort-girls en ligne ont revêtu leurs plus beaux atours : boules aux couleurs criardes et guirlandes scintillantes sont disposées éparses aux quatre coins du site tandis que des flocons numériques pleuvent mollement sur l’écran fêlé de mon portable.
Au détour d’une page enneigée, je tombe sur une bouille familière. D’ailleurs, y’a pas qu'le visage qui me parle, le corps entier se rappelle à mon bon souvenir.
Une histoire aussi belle que brève, avec son lot de fulgurances, de projets, et puis son final aux allures de crash-test : un mur d’engueulades et d’insultes, pris de plein fouet. Aucun survivant.
Plus amusé qu’exalté à l’idée de ces retrouvailles cocasses, je book Déborah – enfin Lydia, selon sa "bio" - pour une heure.
J’arrive devant l’adresse indiquée par texto : un immeuble à façade miteuse à l’extrême-est de Paris avec vue sur boulevard bruyant.
Quand la porte s’ouvre, c’est bien Lydia qui m’invite à rentrer. Mine de cadavre, joues émaciées, le peu de chair sur son corps pend, boutons en bordure du pubis…Les photos promos doivent dater, Déborah et ses courbes folles ont apparemment mis les voiles y’a un bon bail. Le porte-jarretelles, les bas et hauts talons revêtus pour la circonstance tentent de faire illusion, en vain.
Une lueur de stupeur passe à toute blinde dans son regard égaré quand elle me reconnaît.
- Mais qu’est-ce que tu fous là….Et comment tu m’as retrouvé…J’attends quelqu’un…
- Le client de 22 heures ? C’est moi.
Son faciès de zombie s’anime.
- Ah…Bah vas-y, rentre !
Un matelas posé à même le sol trône au cœur du studio. Sur la moquette, quelques présos, un flacon de gel lubrifiant et une boîte de kleenex kingsize semblent attendre leur tour.
- Tu vas bien ? Tu passes à la douche avant ? demande t-elle tout en trifouillant son portable histoire de lancer sa playlist spéciale passes.
- Bah on peut déjà parler un peu, se donner des nouvelles ?
- Ben rien de dingue tu sais…À part mon addiction au crack…J’contrôle plus rien. Et comme faut bien payer mes doses…
- Y’en a qui font bouillir la marmite…
- …Et moi j’fais chauffer la cuillère ! s’esclaffe t-elle d’un rire hystérique.
- T’as lâché ton boulot, du coup ?
- Écoute, j’ai pas envie d’ressasser l’passé. Allez, désape-toi que j’te fasse une bonne pipe.
- Et si tu m’faisais plutôt un bon café ?
- En filtre ou en dosette? J’ai pas d’café. Écoute laisse tomber, la papote c’est pas dans mes cordes. Mieux vaut qu’tu partes. Par contre toute heure entamée est due.
- Même à Noël tu fais pas d’cadeaux dis-moi…
Elle décroche un rictus sans vie, les yeux braqués sur les biftons que ses doigts tremblotants saisissent puis me raccompagne à la porte.
- J’peux pas partir, t’laisser comme ça…
- " Comme ça "...Seule, en manque, le soir de Noël...? T’en es pas un peu là, toi aussi...? me décoche t-elle d’un air éteint.
De retour dans la rue, tout en regagnant ma bagnole je lève les yeux vers le ciel noir et m’étonne en silence de la douceur suspecte du fond de l’air en cette période de fin d’année.

Sélection naturelle

Encore un matin, un matin pour rien. Enfin si, pour 3 points. Comme la dizaine de gus en passe d’avoir leur papier rose sucré, j’écoute avec plus ou moins d’attention l’instructeur debout face à nous énumérer les facteurs-risque de mortalité sur la route. Le temps d’une pause café, je sympathise avec ma camarade de droite, une motarde d’origine colombienne.
- Chez vous, on punit pour rien…
- Chez vous, on zigouille pour rien…
- Zigouille ?
- Tue.
- Jaja, c’est la sélection naturelle, ça.
- Bah voyons, Darwin version Escobar.
Le lendemain je lui propose un verre, histoire de fêter la fin du stage de rattrapage et nos capitaux points regonflés. Elle accepte et m’entraîne à la Candelaria, un bar du centre de Paris à l’ambiance latine où elle semble avoir ses quartiers.
Nos voix couvertes par la musique – une pop brésilienne fadasse - ont du mal à porter, sa mauvaise maîtrise du français et mes vagues notions d’espagnol n’arrangent rien ; la conversation se délite au fil de nos bredouillements hurlés. Je pare à la gêne mutuelle en filant chercher des tacos à la taquería dans la salle attenante.
À mon retour, je la retrouve à bavasser avec un de ses compatriotes ; elle m’introduit d’un bref mouvement de bras et repart dans la discussion. Mordant dans mon taco, j’observe impuissant le type marquer crânement son territoire : carrure d’athlète, gueule d’ange et voix profonde ; drôle de surcroît si on en juge par les éclats de rire d’Andréa. C’est plus lever la patte mais carrément poser sa pêche.
- Mario propose d’aller danser au Barrio, tu suis ?
- J’crois bien que j’vais passer mon tour…
- Porqué ?
Je réponds d’un haussement d’épaules, elle acquiesce d’un air entendu, on se sépare sur le trottoir d’un ¡hasta pronto! diplomate. Sur le trajet du retour, le flash d’un radar embarqué vient m’illuminer dans la nuit.

Danse macabre

C’est bouche bée que je gare ma brèle devant l’ « Hôtel Première Classe Paris Est » de Drancy. Murs décrépis, fenêtres crasseuses, enseigne aux lettres déglinguées, le tout situé en bordure d’une voie rapide : ici on manie mieux l’humour que la raclette à vitres.
Une styliste polonaise connue sur un réseau social et venue à Paris pour un quelconque salon fashion m’attend derrière la porte 108 ; je toque à l’heure convenue.
Le teint pâle, les yeux d’un bleu polaire, la girafe slave me sert un verre de rouge qu’elle me tend d’un bras longiligne et d’un air emprunté.
- J’imagine que ça vient pas du minibar…
Elle glousse entre deux gorgées.
- Oui, tu as vu….Pardon pour le décor mais j’ai choisi l’hôtel le plus proche du hall d’exposition. J’avais peur de me perdre.
- Apparemment, pas de te faire violer.
- Tout dépend du violeur. » lâche t-elle d’un air frondeur, mordillant sa lèvre inférieure.
Nos envies rassasiées et nos fluides déversés, elle vient se blottir dans mes bras et me lance d’un accent prononcé :
- Tu l’avais déjà fait avec une polonaise ?
- C’est vrai, t’es polonaise…Juive ?
- Nooooooo » s’exclame t-elle d’une intonation horrifiée et d’une moue dégoutée.
- Ah, tu les aimes pas…
- Qui les aime, dis-moi ?
- C’est vrai qu’dans ton pays, fait pas bon s’app’ler Isaac. En tout cas, t’as bien choisi pour ton hôtel. Drancy, tu pouvais pas rêver mieux.
- Pourquoi ?
- Pour rien. On danse ? » dis-je en saisissant mon iPod et lui tendant un écouteur.
Nos corps collés, encore brûlants, tournent lentement sur eux-mêmes au son d’un piano cristallin.
- C’est beau…C’est quoi ?
- Un Nocturne de Chopin. Joué par Wladyslaw Szpilman, le pianiste de Polanski.
- Je connais pas ce groupe. C’est vraiment très beau. » murmure t-elle, lovant son visage dans mon cou.
Derrière la vitre de la chambre, Drancy scintille dans la nuit.

Rouille normande

Deauville, antichambre balnéaire cossue pour parigots en mal d’air pur. C’est en toute fin de matinée que je me gare devant l’adresse indiquée sur le courrier du notaire.
Motif de cette virée calvadosienne, l’évaluation de biens de famille suite au décès d’un ascendant ; la présence des proches est requise. Enfin proches : les oncles et tantes entr’aperçus de temps à autre au sortir de messes d’enterrement, les cousins pas revus depuis les lointains goûters d’anniversaire qui ponctuaient nos premières années.
Quand j’arrive sur les lieux, tout le monde est déjà là. On m’accueille cordialement, à grand renfort de signes de tête et de sourires en coin.
Tandis que le notaire - un type au physique Giscardien- assisté d’une jeune fille obèse passe les pièces en revue muni d’une tablette numérique, je m’isole sur un des balcons, un verre de jus d’orange en main.
À travers la baie vitrée, je scrute les visages un à un et constate avec amertume que la tronche de ma boulangère me revient bien plus que les leurs. Nos liens largement distendus à force de trop de temps passé semblent aujourd’hui franchement dissous.
Sa tâche bouclée, le type fait parapher à tous une simili feuille de présence puis se taille avec sa stagiaire porcine. Profitant de son départ pour moi aussi mettre les voiles, je prends congé de la tribu d’un sibyllin « à très bientôt ».
Dehors le vent souffle mais l’air est doux ; je décide d’une balade du côté du port de plaisance avant de reprendre la route.
Sur l’eau verdâtre, les coques tanguent mollement, les mâts oscillent dans un ballet presque hypnotique. Je me rapproche du bord du quai.
- Gaffe à pas tomber dans la flotte, c’est pas moi qu’irais vous chercher.
La voix vient d’une poupe de voilier. Le gars s’est adressé à moi sans même me lancer un regard.
- Et pourquoi pas ?
- Trop de boulot. Voyez cette foutue rouille…Elle dort jamais, la garce. Elle travaille jour et nuit, elle ronge sans répit.
- Pire que le temps qui passe…
- Elle est le temps qui passe. Et on peut pas grand-chose cont’ ça. À part meuler, poncer, enduire…Pour c’que ça tient…
La conversation tourne court, je salue le type et me taille.
Sur le trajet du retour, je m’arrête faire un plein d’essence dans une des stations de l’A13. Près d’une des machines à boissons, mes yeux croisent ceux d’un des cousins présents dans l'appart ce matin. Il plonge le nez dans son gobelet, mécaniquement je fais de même. À la surface de mon Lipton « Yellow label », mon reflet orangeâtre ondule, se trouble.

Air conditionné

Plusieurs semaines déjà que Fanny tentait sans succès de me réserver un moment culbute. Récemment nommée adjointe déléguée aux affaires sociales du nouveau maire Front de Gauche de Montreuil, elle me confiait récemment par e-mail « ne pas compter ses heures, encore moins les demandes d’asile. »
C’est finalement un mardi soir qu’elle me reçoit dans son bureau, suite à une permanence tenue de 19 à 21 heures.
- On a peu de temps devant nous, mon mec s’inquiète quand je rentre tard.
- On étouffe ici.
- Il paraît qu’on est en juillet…
- Les communistes aiment pas la clim’ ?
- La sueur au front, ça nous connaît. À propos, j’espère que t’es d’humeur travailleuse ; un bail que j’ai pas pris mon pied. » dit-elle en remontant sa jupe, arc-boutée sur son bureau.
À peine deux-trois allers-retours que mon foutre monte à toute blinde. Je tente de calmer mon ardeur en fixant les affiches et tracts visibles en nombre sur les murs : des camarades, photographiés bouche grande ouverte et poing brandi, semblent comme m’exhorter au dépassement de soi via des slogans rageurs et autres accroches de circonstance : « On lâche rien ! », « La lutte c’est classe ! », « Moins d’égo, plus d’égal ! »…Peine perdue, je décharge dans un râle surjoué.
Fanny se retourne, l’air mauvais.
- DÉJÀ ?
- Navré. C’est pas faute d’avoir bataillé.
- Arrête. Si encore t’étais essouffé, le visage marqué…
- ….Rouge ? Tu sais bien, j’suis apolitique.
Elle me congédie d’un soupir, la porte se referme derrière moi dans un claquement retentissant.

Pratique à risque

La Bibliothèque Centrale du Service de Santé des Armées, au Val-de-Grâce. Venu me procurer la thèse d’un aïeul Médecin Capitaine, je requiers l’aide de la documentaliste en poste ce jour-là. Affable et efficace, Hélène – c’est son prénom – me dégote illico l’œuvre en question et m’en propose gracieusement la photocopie intégrale.
Tandis que la Xerox mouline, on sympathise. Hélène me narre qu’après quinze belles années au service de la BNF passées à renseigner chercheurs et étudiants, elle a opté pour le calme martial de cette institution nationale spécialisée en médecine militaire.
Ma copie de thèse sous le bras, je quitte le bel établissement avec son numéro en poche.
Échange de textos le soir même, on convient d’un dîner le mercredi suivant.
Quand j’arrive au Blue Elephant, un de ses restos de quartier, je la trouve assise au comptoir à siroter un Thaï Tini.
À table, tout en dégustant sa soupe Tom Kha Kai, Hélène se livre avec entrain :
- J’ai toujours aimé baigner dans les mots, le savoir, la théorie…
- …Au détriment de la pratique ?
- Absolument. Et sans regrets.
Plus tard, au bas de son immeuble je m’invite à monter chez elle ; elle accepte d’une moue circonspecte.
Dans son salon, des étagères bardées de guides de voyage - Lonely Planet, GEO, National Geographic, etc. - m’interpellent :
- T’as bien bourlingué !
- Détrompe-toi…Je me suis contentée de rêver la plupart de ces endroits au fil des pages. Fantasmer des lieux, des odeurs…
- Et du coup niveau libido, tu partages ta couche avec un exemplaire relié du Kâmasûtra ?
- Pour prendre du plaisir et jouir, je me connecte sur YouPorn.
- Tu vis avec ton temps…
- Et toi tu mélanges tout. Tu juges trop vite. Tu moques. Je suis certes un rat de bibliothèque mais loin d’être une oie blanche. » lâche t-elle d’un ton cinglant.
Profitant de mon étonnement, elle enchaîne :
- Tu vois, c’est précisément pour cela que j’ai toujours privilégié la théorie à la pratique : avec cette dernière, tu cours toujours un risque, celui d’être déçu. En théorie, tu me sautais. En pratique, ça n’arrivera pas.
Elle me raccompagne à la porte, on se quitte d’une bise sibérienne.
Rentré chez moi, je me défroque à demi puis m’affale devant la télé. Sur une chaîne de la TNT, une blondasse à gros seins et sourcils dessinés étendue sur un canapé lit d’une intonation scolaire « Le rouge et le noir » de Stendhal. Les paupières de plus en plus lourdes, je finis par sombrer au son de la voix sirupeuse de la bimbo décolorée.

La concordance des temps

Bagneux, le cimetière juif. Fatigué de fixer le caveau familial et las de convoquer un Dieu qui n’a de place dans mes pensées qu’à la faveur de mes souffrances, je dégaine mon portable. Sur amours-russes.net, je booke Kira pour une heure en fin d’après-midi. Le site ne recèle à vrai dire aucune fille qui soit russe de souche ; Kira n’échappe pas à la règle, elle est d’origine lituanienne. Mais force étant de constater que la Russie reste de loin l’endroit le plus évocateur dans l’imaginaire de tout type qui fantasme sur les femmes de l’Est, l’agence d’escorts, en fin stratège, a opté pour le nom idoine ; amours-moldaves, ça fait tout de suite moins rêver.
Arrivé un peu en avance, je poirote au troquet du coin devant un ballon de Brouilly en zieutant les pages Sport du Parisien du jour. À 18h pétantes je frappe à la porte de son petit deux-pièces de la rue des Cévennes.
Kira m’ouvre nue en talons dans un décor désormais familier, exclusivement éclairé par des bougies de tailles diverses. Avec plus ou moins d’éclat, les flammes opèrent une danse lascive au son d’une musique d’ambiance.
Sitôt l’argent versé, elle me dessape d’un air mutin et part dans une pipe généreuse. Ma queue toujours flaccide après plusieurs minutes d’effort, elle interrompt sa turlutte.
- Tu n’aimes pas aujourd’hui…?
- Mais si…C’est parfait, comme d’hab’…J’crois simplement que là j’ai pas vraiment la tête à ça.
- Soucis ?
- Une date-anniversaire merdique…
- Tu n’avais pas du venir faire du sexe si tu aurais besoin de tendresse ; il y a un moment pour tout.
- La concordance des temps…
- J’ai mal dit ? Corrige-moi, je veux vraiment m’améliorer.
- T’as dit ce qu’il fallait. Exactement ce qu’il fallait.
Penaud, je reboutonne mon jean tandis que Kira, silencieuse, passe un déshabillé gris perle.
Sur son pas de porte, un peu gênée elle me murmure :
- Je ne peux pas rendre l’argent…Mais je peux te prendre dans mes bras.
Une étreinte appuyée plus tard, on se quitte d’un signe de main aux allures de geste d’adieu.

Le manteau blanc

Un vendredi matin glacial qu’un pâle soleil d’hiver éclaire. Rencard en plein Marais avec une californienne connue sur Craigslist, un site communautaire ricain. Son couple en ballotage défavorable, elle a délaissé son boyfriend et leur Sacramento natal pour venir passer quelques jours dans notre bonne vieille capitale, accompagnée d’une de ses sœurs.
C’est seule qu’elle se pointe au café où l’on cause à bâtons rompus en vidant nos tasses de grand crème.
Tandis que la flotte vient s’abattre sur les vitres du bar, je propose une expo pas loin ; elle accepte du bout des lèvres. Direction la Galerie du Crédit Municipal de Paris pour aller reluquer les tirages argentiques d’un photojournaliste français. Sur le trajet je prends sa main, elle se laisse faire pour finalement lâcher la mienne quelques secondes plus tard d’une mine un peu déconfite.
Comme on contemple les clichés, elle se fige l’air décomposé devant l’image d’une blonde diaphane vêtue d’un long manteau blanc, shootée en plein sprint dans la rue, semble t-il à son insu.
- J’envie cette femme…
- T’es pas mal non plus dans ton genre, va…
Elle esquisse un morne sourire qui vire au rictus résigné.
- C’est pas ça…Moi je suis du genre à laisser mon manteau blanc accroché sur un cintre au fin fond du dressing…Du genre à ne jamais le mettre, de peur de le salir.
- Bah c’est juste une photo, tu sais…
- Pour moi c’est un état d’esprit.
On termine l’expo rapidement, sans un mot. De retour dans la rue, la pluie nous accueille à grosses gouttes ; on file s’abriter sous un porche. Échauffé par la soudaine promiscuité, j’emballe mon amerloc qui me rend pleinement mon baiser.
- On prend une chambre dans un petit hôtel du coin ?
- C’est très tentant…
- Très français…
- Très « manteau blanc ». Ma sœur va s’inquiéter, je vais rentrer.
On échange une étreinte furtive puis elle disparaît dans la foule, ramassée sous son parapluie.

Premiers secours

Passe sans panache dans une piaule exiguë du 18ème. L’annonce lue sur le site parlait d’un boudoir à l’ambiance feutrée ; l’endroit tient plutôt du meublé sordide. Moins catin que pantin, la fille me branle mécaniquement sur un matelas informe tandis que sur la table de nuit ses deux portables sonnent de concert.
- C’est pire que les premiers secours un soir de St Sylvestre, ici…
Elle hoche la tête, se marre.
- C’est un genre de secours à part entière, mon chat.
- Vrai. La misère sexuelle, illustre business florissant…
Sitôt notre affaire bouclée, elle s’extirpe du lit et, ses téléphones en main, se carapate dans la pièce d’eau. Je vais pour me fringuer quand résonne un bruit sourd depuis la salle de bain. Je l’interpelle ; sans réponse de sa part, je pousse lentement la porte pour la trouver au sol, inerte. Tapotements d’épaule et de joue, en vain. Le 18 composé, je me rhabille en hâte ; les pompiers débarquent peu après.
La pute ranimée mais encore bien sonnée, les types insistent pour l’emmener passer une batterie d’examens ; réticente, elle finit par céder. Tandis qu’ils installent le brancard à l’arrière du camion, un des gars bleus me hèle :
- Restez pas là, montez avec votre amie.
Je cherche l’escort du regard, elle baisse obstinément les yeux.
- Ça ira, j’vais vous suivre.
- C’est comme vous voulez.
Arrivés à Bichat, ils la transportent aux urgences, je patiente assis dans le hall. L’heure tourne sévèrement, une blouse blanche se radine enfin.
- Bon, c’est un simple malaise vagal. Rien d’alarmant. On attend ses résultats de tests sanguins et on vous la rend.
D’un sourire il me sert la main puis disparaît derrière les lourdes portes battantes.
La putain finit par sortir, passe devant moi sans s’arrêter ; je la rattrape.
- Je vous ramène ?
- J’dis pas non.
Arrivés à ma brèle, elle grimace.
- J’aime pas monter sur ces trucs-là…T’as de quoi me payer l’tacot ?
Je sors un billet bleu dont elle me déleste aussitôt d’une main encore tremblotante. On se quitte d’un regard tacite, chacun s’en retourne à sa vie, à sa nuit.

Panne de courant

Un début de soirée à la fin de l’automne. Des semaines que les jupes des filles ont rallongé ; les jours, eux, n’en finissent plus de raccourcir. Quand l'inconnue débusquée sur le Net m’ouvre la porte de son studio y’a donc belle lurette qu’il fait nuit, le soleil parti se pieuter à l’heure du thé.
Sur son canapé rabougri, discussion décousue, sans rythme et sans envie. On égrène les sujets en quête d’infimes affinités comme un chercheur d’or aux abois secouerait son tamis boueux dans l’espoir d’y voir scintiller une once de paillette d’or.
Une bonne heure passe, la bouteille est quasiment vide et nos regards embarrassés gangrènent toujours plus l’échange quand soudain les plombs pètent. Un fusible grillé, rien en stock chez elle et les rideaux de fer des magasins du coin à présent tous baissés. Dans un placard plein à craquer de breloques bon marché elle déniche en dernier recours un reste de bougie d’ambiance.
On regarde la mèche crépiter et de timides fumées s’élever au-dessus de la flamme chétive. Tandis qu’un parfum synthétique se répand dans l’air de la pièce, l’éclairage tamisé vient amplifier nos gênes. Pris malgré nous dans les filins d’une atmosphère cruellement sensuelle, on finit nos verres en silence sur fond de playlist lounge music.
C’est d’une bise maladroite échangée dans la pénombre de son entrée qu’on se quitte, nos convenances exténuées, nos désirs dépités.