Petite mort dans les Caraïbes

Saint-Martin, les Antilles Françaises. On prend le petit-déjeuner dans un des restos de l’hôtel. Buffet à volonté, serveurs aux petits soins et vue sur une eau veloutée.
- L’Enfer est bleu turquoise et se traverse à deux…
- Tu dis ?
- Rien qu’à deux, ouais. Devine depuis quand n’a t-on pas baisé, mon amour ?
- Tu vas pas recommencer…Et tu sais que j’aime pas quand tu parles comme ça…
- DEVINE.
- Arrête, tout le monde nous regarde…
- JE VEUX BAISER.
Elle se lève, se barre sans les clés, yeux embués, pommettes écarlates. Je finis mon café puis passe au bureau du concierge histoire de me renseigner sur les activités du jour et autres excursions à venir.
Quand je retourne au bungalow, je la trouve assise sur le sable de notre coin de plage privée. Recroquevillée sur elle-même, elle sanglote le nez dans ses genoux.
- Bon, excuse-moi…
- Tu sais bien, en plus…En vacances faut qu’je décompresse…J’ai tellement besoin de repos.
- ...Et trop de boulot à Paris donc hors-service soirs et week-ends. Ouais, ouais, je sais.
Elle m’arrache les clés de la main et d’un bond file vers la villa. Furibard, j’ôte mon maillot, empoigne ma queue et m’astique comme un forcené. La mer est d’un calme effroyable, le ciel dégagé de tout nuage et l’air sans le moindre pet de vent. Un beau jour pour mourir un peu. J’éjacule sur mon bide bronzé, m’en fous plein les poils et sanglote à mon tour.
Je me relève en nage, file à la flotte me rincer. J’entre dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, me retourne ; depuis l’allée, une femme de chambre obèse m’observe d’un regard placide. Une main posée sur son chariot, de l’autre elle me salue mollement.

Sucré, salé

La Villette, au cœur de l’été. La pelouse du parc grouille d’une foule aux yeux rivés sur l’écran de ciné en plein air. Assis en tailleur à même l’herbe, j’aperçois enfin se pointer celle avec qui j’ai rendez-vous.
- Désolée d’arriver si tard mais je ne viens pas les mains vides….J’ai du m’y reprendre à deux fois pour le glaçage de mes cupcakes !
- Miam. T’inquiètes t’as rien raté, c’est la toute fin du court-métrage qui précède le film.
- Lequel est-ce, déjà ?
- « Ken Park » de Larry Clark.
- Ah ouais…Et bien je connais pas mais j’espère que c’est frais ; besoin de me détendre, une journée difficile au taf…
- La thématique de la métamorphose adolescente revient souvent chez ce réal’ ; j’t’en dis pas plus.
- Ça me va bien ! » s’exclame la fille tout en dépliant un plaid rouge. Elle sort ensuite d’un panier de pique-nique son armada de pâtisseries multicolores.
Je passe la projection à me bâfrer ; elle ne touche pas un seul gâteau ni ne décroche un mot.
Tandis que les crédits de fin défilent, on quitte le parc.
- J’suis écœuré…
- Ah toi aussi, ça me rassure…C’était tellement malsain.
- J’parlais des cupcakes. J’ai trouvé le film sublime. Tu passes boire un verre à l’appart ?
- C’est gentil mais je vais rentrer.
Passé les portiques du métro, on se sépare d’une bise cordiale pour aussitôt se retrouver dans un pénible face à face, chacun planté sur son quai, regard obstinément fuyant. Sa rame arrive, l’avale, repart. La mienne fait de même cinq minutes plus tard.

I ♥ Paris

Nuit fraîche de printemps aux abords de la Tour Eiffel, épicentre métallique de la vie touristique française. Tandis que la vieille dame de fer balade son halo pâle dans le noir du ciel parisien, je bavasse en buvant du vin sur une des pelouses du Champ-de-Mars avec une fille croisée la veille dans un pub de troisième mi-temps. Italienne, en vacances dans la capitale, la fille a la descente facile et parle avec les mains.
Au détour d’une phrase elle s’emporte, envoie valser la bouteille de Chasse-Spleen qui se déverse sur le gazon.
À court de bibine, je propose une virée moto version Paris pour les nuls. La fille se marre.
- Sacré-Cœur…Invalides…Notre-Dame…Et après tu m’emmènes chez toi…Picolo, si tu veux me baiser, aide-moi plutôt à trouver ça.
Elle dégaine de son sac à main une boîte de Subutex vide ainsi qu’une ordonnance froissée.
Direction la place Clichy et sa pharma Européenne où la blouse blanche qui nous accueille est sans appel : ici ni stup’ ou substitut. Sentant ma ritale s’angoisser, je riposte :
- On va prendre du Néo-Codion. Cinq boites.
- Une seule vous est autorisée.
Je négocie deux boîtes de l’antitussif morphinique, méthadone du pauvre en vente libre.
Même topo au Drugstore des Champs et dans une officine de garde située avenue de la Grande Armée. Son shopping toxique achevé, je la raccompagne à son hôtel du 18ème. Elle m’invite à monter. Dans l’ascenseur, la florentine ouvre son sac et contemple ses six boîtes de codéine light d’un air béat.
- C’est la chose la plus romantique que tu pouvais faire pour moi…
Quelques minutes plus tard, tandis qu’allongé sur le lit je fixe une repro d’art abstrait accrochée de traviole au mur, elle surgit de la salle de bain exclusivement sapée d’un t-shirt taille XS siglé « I ♥ Paris ».

Ghetto sound system

Varsovie, le quartier Muranów, ancien cœur du ghetto macabre. Je sors du Polin, le tout récent musée consacré à l'Histoire des juifs de Pologne. Encore sonné par ma visite, je file m’asseoir sur un des bancs bordant l’immense ouvrage de verre et fais connaissance d’une française qui sort de l’expo, elle aussi.
- …Et dis-moi, tu réponds si tu veux, t’es juif ?
- Des racines. Bien enfouies donc plutôt robustes. Toi ?
- Du tout. J’imagine que de voir tout ça t’a secoué…
- Disons qu’à défaut d’savoir où on va, c’est bien de comprendre d’où on vient. T’es ici en touriste ?
- Non, une mission pro, visite d’usines. Là je profite de mon jour off. Et toi ?
- En vacances. J’accompagne une amie chanteuse, elle se produit au Festival Singer de la Culture Juive. C’est place Grzybowski, viens la voir ce soir si tu veux.
- Pourquoi pas…
- Tu m’as pas l’air très motivée…Pas branchée musique ?
- C’est pas ça. Je suis pas certaine d’être à l’aise.
- Promis, on te fera pas lire la Torah…
Elle esquisse un sourire gêné, prétexte un hôtel éloigné et deux-trois politesses plus tard, se tire.
Resté seul sur le banc, je fixe du regard le Polin. Tel un ghetto-blaster géant, l’immense édifice mémoriel semble émettre un cri perpétuel.

Défonce

Depuis le périph, Paris brille au loin dans la nuit. Le bitume scintille lui aussi, pilonné par une pluie battante. Rencard chez une nana du Net logée derrière la gare du Nord. Je trouve une place dans sa rue, où ça tapine sévère le long du trottoir étriqué. Le digicode déglingué, je pousse la porte à la peinture bien écaillée.
Du hall d’entrée au pied des marches, des junkies entassés, terassés par la dope. J’enjambe les corps inertes, prends soin d’esquiver les seringues, trace ma route jusqu’aux escaliers que je monte sans me retourner.
Elle m’ouvre d’un sourire de Sainte Vierge et s’excuse d’être à moitié nue. Prise par le temps, censément. Pas décidé à la laisser aller passer une petite robe, je l’entreprends dans le salon. Préliminaires bâclés, baise expédiée dans l’angle de son canapé. On débouche ensuite une bouteille.
- Drôle de faune dans l’quartier.
- T’as eu un souci ?
- Aucun, nan…C’est plutôt folklo voilà tout, le comité d’accueil de camés. Bras tuméfiés, yeux révulsés…J’imagine la fête des voisins.
- Ils sont pas méchants, juste accros ; un peu comme toi, au fond.
- Développe ?
- Tu m’as à peine regardé en arrivant…T’avais envie d’moi ? J’en suis même pas certaine. Te fallait juste ta dose de baise. Eux c’est pareil : blanche, brune, grise, rose…Pure, coupée…Fumée, sniffée ou injectée…
- La défonce pour la défonce.
- Voilà. Du moment qu’ils planent, peu importe.
- Tu vas m’faire redescendre en piqué, là…
- Intoxiqué du cul y a plus nocif, va. » réplique t-elle en nous resservant.
Quand je pars quelques heures plus tard, c’est moins perplexe que soulagé que je retrouve le hall désert, intact.

À vendre

Plus d’un an qu’elle s’est fait la malle, partie pioncer six pieds sous terre. Hier le foie rongé par l’alcool, aujourd’hui par les vers. L’appart désormais en vente, vider les lieux s’impose ; dès demain, les types du garde-meuble s’en chargeront. Ce soir, un carton vide sous le bras, c’est cœur lourd et mâchoire serrée que je viens prendre l’essentiel. Du moins ce qui l’est à mes yeux.
À peine entré, tout comme le Cerbère des Enfers s’en prendrait à une âme damnée, sa présence me saute à la gorge. Son parfum capiteux revient flotter dans l’air stagnant ; son regard ricoche sur les glaces, de celles du salon à la chambre. Tantôt résigné, tantôt rageur. Sa méticulosité est partout : le parquet qu’on croirait récemment briqué, les meubles recouverts de draps blancs, immaculés, sans un pli. Des choses, elle aimait prendre soin ; des gens, moins, à commencer par elle.
Mais c’est par le silence de l’endroit qu’elle se manifeste violemment. Ce silence intenable, qu’elle faisait d’or lorsque priée de se livrer ; muette à mes interrogations autant que sourde à sa douleur.
Dans la cuisine, je m’empare de sa « vieille copine », comme elle l’appelait avec malice : une radio Brionvega d’époque, branchée non-stop sur France Musique. Au salon, je mets la main sur son inséparable cendar, piqué dans la suite du palace où elle passa sa nuit de noce. Enfin dans la chambre, je saisis une ultime relique : son vase fétiche, une bouteille de Jack D., peinturlurée par mes bons soins du temps où j’étais tout gamin et que j’aimais garnir d’une rose lorsque je lui rendais visite. Avant de fourrer le soliflore cinglé au fin fond du carton, je le vide de son eau croupie. Même canée depuis belle lurette, elle me fait vider sa bouteille. Fortiche.
C’est rongé à mon tour par l’éternel remord de n’avoir pas su la sauver que je quitte l’endroit immobile.