Un verre de trop

Ils sont arrivés avant moi.
Depuis le trottoir opposé, j’observe le manège du ménage à travers la vitre du bar. Tous deux attablés, penchés sur le siège bébé, à gagater devant leur merveille.
J’attends pour traverser. Comme un avertissement du genre présage indien, le peau-rouge digital du feu reste là affiché, impassible. 
Des années sans se voir, chacun pris dans son existence, parfois radieuse, souvent miteuse ; retrouvailles hasardeuses au détour d’un rayon d’hyper, numéros de portable troqués et maintenant sur le point de retracer nos vies respectives, d’avant jusqu’à maintenant.
Je traverse, pousse la porte et les rejoins. Les bises claquent sur fond de cris stridents. D’entrée je suis briefé : le petit fait ses dents, on ne s’éternisera pas sous peine de saouler l’assistance.
À peine dix minutes écoulées qu'entre deux hurlements du gosse, ils me dépeignent en chœur les préparatifs du baptême. Agrippé au pied de mon verre déjà vide, d’un haussement de sourcils je hèle le serveur. Un autre svp. Ça urge.
Puis vient mon tour. 
- Célibataire ?
- …Et sans enfants. 
- Envie ?
- De ?
- Et bien d’une femme, d’enfants…
- Pas vraiment…J’apprécie ma vie sans attaches…Si c’n’est bien sûr celles des barreaux du lit. 
- …Du lit ?
Leurs coudes se cognent, nos yeux aussi, les regards plongent dans les consos. 
Moins gêné qu’agacé par le malaise ambiant, je leur narre, sans honte mais sans panache non plus, quelques anecdotes de ma vie de bâton de chaise, eux cramponnés à la leur, au mieux incrédules, au pire affligés. 
Tandis que lui contemple et rassemble les miettes de cacahuètes éparses et qu’elle tente de calmer le môme, d’un geste furtif je réclame l’addition.
Il prend la note. J’insiste, lui aussi.
- C’est pour nous…ce s’ra pour toi prochaine fois !
On sourit franchement tous les trois, pas dupes et presque soulagés. Côté siège bébé, le têtard gazouille comme jamais.

Destination finale

On s’était tout dit. Ou presque, alors on s’est donné cette dernière chance, celle des couples à bout de souffle, qui éreintés par la routine finissent invariablement par se vomir l’un l’autre.
Avant de se plaquer pour de bon, on a donc plaqué tout le reste le temps d’un week-end prolongé.
Notre choix arrêté sur Vienne après des heures de tractations ponctuées de soupirs agacés, bruits de bouche et autre portes qui claquent, on s’est mutuellement ménagé jusqu’au jour du départ.
Le vol se passa sans accrocs, chacun plongé dans ses journaux, silencieusement fébrile à l’idée d’un séjour en vase clos en compagnie de l’autre.
Arrivés sur place et une fois les bagages montés dans la chambre d’hôtel, on a filé vers la vieille ville.
Main dans la main et sans un mot, on remontait les rues pavées bondées de groupes organisés, période estivale oblige. Vienne me faisait l’effet d’une vieille pute fardée comme un jeune tapin : entre deux grandes enseignes de l’industrie vestimentaire - H&M, Gap, Zara & co. -, les monuments d’époque offraient leurs charmes d’un autre âge à des touristes aux yeux rivés sur l’écran de leur caméra. Vestiges historiques pour la plupart en cours de restauration, ces témoignages d’une gloire passée cernés d’échafaudages et de filets de sécurité m’affligeaient d’autant plus qu’ils me rappelaient mon couple : on pouvait ravaler la façade tant qu’on voulait, le temps faisait son œuvre et la pierre travaillait, s’effritait de l’intérieur. Agonie architecturale livrée en pâture à des têtes baissées, des regards tournés vers ailleurs.
Des calèches lookées à l’ancienne aux serveurs en costume d’époque nous servant la fameuse tarte Sacher au «  bon goût d’autrefois », ici tout sonnait faux pour moi. Pour elle aussi probablement.
On avait bien choisi.