À vendre

Plus d’un an qu’elle s’est fait la malle, partie pioncer six pieds sous terre. Hier le foie rongé par l’alcool, aujourd’hui par les vers. L’appart désormais en vente, vider les lieux s’impose ; dès demain, les types du garde-meuble s’en chargeront. Ce soir, un carton vide sous le bras, c’est cœur lourd et mâchoire serrée que je viens prendre l’essentiel. Du moins ce qui l’est à mes yeux.
À peine entré, tout comme le Cerbère des Enfers s’en prendrait à une âme damnée, sa présence me saute à la gorge. Son parfum capiteux revient flotter dans l’air stagnant ; son regard ricoche sur les glaces, de celles du salon à la chambre. Tantôt résigné, tantôt rageur. Sa méticulosité est partout : le parquet qu’on croirait récemment briqué, les meubles recouverts de draps blancs, immaculés, sans un pli. Des choses, elle aimait prendre soin ; des gens, moins, à commencer par elle.
Mais c’est par le silence de l’endroit qu’elle se manifeste violemment. Ce silence intenable, qu’elle faisait d’or lorsque priée de se livrer ; muette à mes interrogations autant que sourde à sa douleur.
Dans la cuisine, je m’empare de sa « vieille copine », comme elle l’appelait avec malice : une radio Brionvega d’époque, branchée non-stop sur France Musique. Au salon, je mets la main sur son inséparable cendar, piqué dans la suite du palace où elle passa sa nuit de noce. Enfin dans la chambre, je saisis une ultime relique : son vase fétiche, une bouteille de Jack D., peinturlurée par mes bons soins du temps où j’étais tout gamin et que j’aimais garnir d’une rose lorsque je lui rendais visite. Avant de fourrer le soliflore cinglé au fin fond du carton, je le vide de son eau croupie. Même canée depuis belle lurette, elle me fait vider sa bouteille. Fortiche.
C’est rongé à mon tour par l’éternel remord de n’avoir pas su la sauver que je quitte l’endroit immobile.