Du grand art

Tiède nuit d’automne. Je presse le pas rue de la paix, illustre artère bling-bling désertée par ses touristes aux jambes lourdes, endormis dans leur lit d’hôtel. Bien à la bourre pour mon rencard, et pour cause : des clopes à lui dégoter- « Marlboro light long, deux paquets », ainsi qu’une bouteille de champagne – « Piper-Heidsieck de préférence » et de quoi grignoter - « frais et salé » m’a t-elle glissé. Vu l’heure indue de ma visite, la shopping list tient plus de la feuille de mission ; j’arrive néanmoins à sa porte avec les offrandes réclamées.
À peine entré dans sa chambre de bonne, elle me déleste de mes courses d’un sourire enjôleur. La pièce est en bordel, l’évier déborde de vaisselle sale. Tandis qu’elle déballe mes emplettes, j’ouvre discrètement le frigo, que je devine vide. Bingo.
Elle remplit nos coupes illico, s’allume une cigarette. Sitôt la première latte tirée, elle retombe en arrière dans son canapé défoncé.
Elle parle peu, boit beaucoup, gloutonne à grands coups de baguettes les sushis dénichés au Drugstore Publicis. Je meuble tant bien que mal, elle marmonne tout en mastiquant, remplissant de plus belle nos coupes, enfin surtout la sienne. Rassasiée, elle va pour s’en griller une autre.
Flairant l’arnaque, j’attaque ; elle esquive aussitôt.
- Pas la tête à ça…
- Ouais, t’es moins portée cul qu’estomac.
- Arrête...Écoute, je voudrais pas t’mettre à la porte mais à vrai dire j’suis exténuée.
En rage mais impuissant, je décampe sans même un regard comme un livreur sans son pourboire.
Retour dans la rue de la paix, que je remonte mâchoire serrée. Arrivé à ma brèle, je vais pour démarrer quand mon regard, interpellé par une masse sombre, coulisse direction place Vendôme ; le plug anal de McCarthy trône crânement dans l’obscurité.

Requiem pour un rencard

Pleine nuit d’un été saharien, tiré de mon sommeil par un son sms. Après des semaines de correspondance débridée, d’un texto laconique Valérie m’invite au réel : « 3, rue de la Lune. À la belle étoile. D’ici une heure. »
Gueule fripée et tifs en bataille, je mets pleins gaz quitte à semer mon ange gardien et arrive à l’adresse fournie.
Digicode amoché, porte cochère lourde et couineuse, effluves de pisse de chat ; Paris, ville romantique.
Sitôt sous le porche, la lumière se déclenche et révèle une petite cour pavée où j’aperçois mon hôte, posée sur une chaise bon marché face à une table de jardin, clope au bec et verre à la main. Derrière elle, une vieille façade d’immeuble criblée de fenêtres grand ouvertes, histoire pour chacun de ronfloter sans s’étouffer.
- Cadre sympa pour une rencontre…
- Le climat s'y prête...Et puis c’est surtout qu’ma colloc’ est là.
La minuterie a tôt fait de nous replonger dans l’obscurité, Valérie allume une bougie.
- J’te distingue à peine…
- Tes yeux vont s’habituer…Et puis t’es bien resté des semaines dans l’noir.
L’échange est laborieux, nos verves envolées ; on tâtonne de thème en thème sans jamais vraiment s’exalter. Au blanc de trop j’approche ma chaise, elle recule aussitôt la sienne.
- Pallier au vide de nos propos par un mélange lingus…T’es certain d’en avoir envie ? Pas moi.
Comme un coup de grâce, le réveil d’un lève-tôt, préréglé sur Radio Classique, se déclenche. Un choeur de voix sopranos éclate soudain dans la pénombre.
- Mozart…
- Son Requiem en ré mineur…
- Le mouvement Lacrimosa…
Quelques minutes plus tard, l’imposante porte d’entrée se referme derrière moi dans un assourdissant grincement qu'on croirait sorti d’un violon.

Inventaire

Jour de semaine, la soirée est bien entamée. Blabla sur une appli' dating, nouveau fléau qui pullule sur les téléphones comme les tapins au bois de Boulogne.
Le courant passe vite et bien avec la fille derrière l’écran, une gérante de boutique de fringues ; je propose de se voir.
- J’suis d’inventaire ce soir, ça risque de durer…Mais viens me tenir compagnie, enfin si ça te dit…Ce sera plus sympa…Apporte de quoi trinquer.
Une heure plus tard je toque du pied dans la porte, les mains pleines d’une bouteille de rouge, d’un tire-bouchon ainsi que de deux verres à vin. La fille s’amène, conforme à sa photo : petite blonde aux grands yeux marrons. Sourires mutuels à travers la vitre.
Elle fait jouer la serrure,  d’une courbette de bras m’invite à rentrer puis s’en retourne fissa tapoter derrière son comptoir.
Je nous sers, tchin-tchin, elle siffle une bonne gorgée. On se raconte un peu nos vies pendant qu’elle poursuit sa besogne.
- Alors dis-moi, si toi aussi t’y allais de ton inventaire ?
- C’est-à-dire ?
- Tu sais bien…Côté nana ; fais moi ton p’tit bilan.
Tandis que je lui narre quelques rencontres tantôt sympas tantôt pénibles, elle va et vient des cartons déballés à son écran d’ordinateur, ponctuant régulièrement mes phrases d’approbations furtives, histoire de signifier qu’elle écoute.
En plein milieu d’une anecdote, elle me coupe brusquement :
- Merde, cette référence…Je crois que j’l’ai compté deux fois !
- Ah ?
- Et ouais…Ça t’arrive jamais, toi, quand tu fais l’inventaire de tes coup d'un soir, de réaliser que t’as compté deux fois la même ?
Perplexe, je la fixe. Les grands yeux marron virent au noir.
- La Souris Verte, rue Marcadet. Ensuite j’t’ai fait monter chez moi. Y’a deux ans. Ça t’parle ?
Regard fuyant, bredouillant des excuses vaseuses, je vais pour la resservir. Elle m’envoie ce qu’il lui reste au fond du verre en plein visage.
- Prends tes verres et barre-toi. Laisse la bouteille.
Je file terminer la soirée au fin fond d’un grec. Seul dans la salle, attablé devant mon plateau, je farfouille en vain dans mon crâne tout en tortillant mes frites froides.

Ombres chinoises

15 août, jour de pic estival. Le long des côtes de France, les carcasses gratinent au soleil façon lasagnes de viande de cheval dans un four à chaleur tournante.
Même topo à Paris, la mer en moins, l’air sale en plus.
Assis en terrasse de café face à une brune siliconée, je dégouline sur ma chaise comme une montre molle de Dali.
La discussion va bon train quand subitement, elle actionne brutalement l’aiguillage :
- Plus de batterie dans mon téléphone et j’attends un appel urgent. Faudrait que je recharge. J’habite pas loin ; tu m’accompagnes ?
J’accepte sans me faire prier et une fois l’addition réglée, nous voilà partis vers chez elle. Je la regarde pousser les portes, gravir les marches, la phrase de Clémenceau en tête, «  le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier ». Comme un mauvais présage, je glisse sur le parquet ciré par une gardienne un peu trop zélée, manque de me rétamer et me rattrape in extremis à l’étroite rampe.
À peine son smartphone mis en charge, le bidule se met à tinter. Une fois son texto consulté, elle me lance d’un ton décidé :
- Écoute, j’vais être directe : apéro nénettes dans un peu plus d’une demi-heure et j’ai très envie d’faire l’amour. Je sais pas si c’est les hormones, la chaleur…
- …Ou bien moi ?
Elle esquive d’un rire franc, me prend la main et m’entraîne dans sa chambre.
Aux quatre murs autour du lit, décorum d’ombres chinoises format sticker mural; des corps nus dont les poses, toujours lascives, varient.
Elle se désape méthodiquement, j’en fais autant. Sitôt allongés sur le drap, elle me plaque sur le dos, me grimpe à califourchon et me masturbe avec sa fente.
Tandis qu’elle attrape une capote dans son tiroir de table de nuit, elle me fait me redresser un peu histoire que j’ai le bassin à angle droit.
- Là, c’est parfait.
Elle s’empale, se frotte, ondule, jouis.
- Ouah, ça fait du bien ! T’as joui aussi ?
- Ben pas trop eu l’temps, là…
- Ce s’ra pour la prochaine alors, ça me fait mal après l’orgasme…Et puis faut vraiment que je m’active.
La séance rhabillage s’effectue sans un mot, ponctuée de sourires de convenance.
Quelques minutes plus tard, on se quitte d’un baiser rapide devant son immeuble Haussmannien. Je fais quelques pas, me retourne et regarde le long manteau noir s’éloigner d’un pas prompt.