Grand Invalide Social

Fatigué de tourner sans fin sur le parking de plage bondé, je roule sur l’emplacement G.I.G.-G.I.C.* et me positionne au point mort. Deux-trois estivants déjà s’arrêtent à hauteur de ma vitre en me toisant d’un air que je devine mauvais derrière leurs lunettes noires ; je hoche la tête et leur adresse un signe de main assorti d’un sourire glacé.
Haut dans le ciel, un Bob l’éponge hilare flotte au vent. A l’autre bout du cerf-volant, je distingue un gosse et son père, tous deux semblent entourés par une mer d’huile solaire : des corps inertes, étendus, luisent à perte de vue. A leurs côtés, tels des icebergs, les glacières à demi plongées dans le sable attendent d’être pillées.
Le soleil cogne à plein rayons et pas l’ombre d’un parasol, tout bénef’ pour les visages en nage qui ne demandent pas mieux qu’une torride léthargie, histoire de tout oublier le temps d’une quinzaine sous UV.
D’un œil dans le retro central j’observe mon ombrelle en toile rouge, inclinée en travers de la banquette arrière.
Finalement sûr de mon bon droit, je coupe le contact et pars me fondre tant bien que mal dans le flot vacancier.

* Grand Invalide de Guerre – Grand Invalide Civil



Au psy

J’arrive avec un peu d’avance, la salle d’attente est vide.
Murs au tissu défraîchi, pile de revues périmées,  quelques bouquins à tranche jaunie d’auteurs "à lire" …Une vraie faille spatio-temporelle avec Freud au bout du voyage.
Mais avant de tuer le père, il va bien falloir tuer le temps.
Je sors mon plan RATP et m’amuse à survoler du regard les lignes de métro ; mon attention se fixe sur la n°4, Clignancourt-Orléans.
Je parcours station par station le tracé couleur prune, les arrêts défilent sous mes yeux qui butent sur Barbès-Rochechouart.
Des flashs m’assaillent : une passe à la hussarde au fond d’une arrière-cour d’immeuble sous l’œil qui frise, amusé, d’une gardienne soudoyée, une putain black agenouillée dans une cage d’escalier, histoire d’une pipe à la volée… Je vais pour lever le camp puis me raisonne : ici les kleenex sont fournis.
A contrecœur et déjà sévèrement fébrile, je reprends mon trajet visuel.
A Strasbourg-St Denis, c’est le bug. J’imagine une baise tarifée dans le confort douillet d’un studio équipé ; douche offerte, lingettes à volonté.
La reconstruction de mon moi attendra encore un peu ; sans bruit je quitte la pièce, et,  comme je viderais mon sac au psy, je pars vider mes couilles aux putes.



Soldes nocturnes

Banlieue by night, paumé je roule au pas.
La sensation n’est pas désagréable mais le temps file ; une boutique encore éclairée m’incite à m’arrêter pour aller demander ma route. 
Derrière la porte fermée, une femme agenouillée s’affaire avec des fringues sur cintres et des feuilles gribouillées.  A côté d’elle, une montagne d’étiquettes fluos aux contours hérissés.
Je frappe à la vitre,  à peine surprise elle se relève, vient m’entrouvrir.
- Suis en plein inventaire, et les soldes qui démarrent demain…Que voulez-vous ? 
- Voilà, je cherche une rue...
Une vendeuse efficace : quelques minutes plus tard j’arrive à l’adresse en question.
Je sonne, la porte s’ouvre sur une robe courte d’un jaune criard, surplombée d’une bouille bariolée au-dessus de laquelle se dressent des mèches presque acérées, type « pique » ; la frange est courte, carrée, la coupe déstructurée,  de couleur noire et par endroits d’un vert pétard.
Plus tard dans la nuit, je ressors de l’appartement le for intérieur partagé entre orgiaque opportunité et libido bradée.

La recette du lapin chasseur

Elle devrait déjà être là.
Au-dessus de l’évier, je secoue l’égouttoir plein à ras bord de spaghetti. Tout en reposant l’ustensile, je relis mentalement l’annonce rédigée sur sa fiche, « jeune femme toute simple cherche relation sans prise de tête ». Je verse la boule de pâtes collées dans un grand saladier et fixe le gros tas jaune d’un regard satisfait. Voilà qui devrait la ravir.
Flash info sur Radio Classique, une voix ténue parle de conflits ethniques, d’une  commémoration poignante et annonce pour demain une météo pourrie ; retour à la musique avec l'adagio pour violon et piano de Zoltán Kodály dont je coupe le sifflet, agacé.
Pris d’un doute, je pars rouvrir l’ordinateur, me reconnecte à you&me et retourne sur la fiche de liloomojito75. Dans son album, une seule photo d’elle mais en quatre exemplaires ; comme elle l’a prétendu, ce doit être une novice des sites de rencontres Internet.
Je relis nos derniers échanges, on s’est bien confirmé 20h et mon adresse postale apparaît en toutes lettres avec code/interphone/étage et numéro de portable.
J’ouvre une bouteille de rouge, me sers un verre et mets la première chaine : c’est la fin du JT et la météo – pourrie – d’Evelyne Dhélyat est à suivre. J’actionne la zapette au hasard pour tomber sur CUISINE TV puis file me chercher une plâtrée.
Tandis que j’observe les dernières fumées de vapeur s'élever au-dessus du saladier, dans mon salon résonne via une intonation sucrée la recette du lapin chasseur. 

SS Burnout

L’écran d’ordinateur n’est pas loin  d’afficher 20 :00.
C’est vendredi, les locaux sont déserts depuis longtemps déjà.  A 15 :59 c’était l’effervescence, à 16 :01 tout le monde était barré.
L’horaire, point d’horizon vital de la masse salariale.  Parce que bon ou pas dans leur job, faire ses heures, c’est pour nombre d’entre eux déjà l’assurance d’une conscience tranquille et d’une paie perçue sans histoires.
Tête jetée en arrière, cul vissé sur mon siège en cuir, j’actionne frénétiquement le levier sous l’assise et joue à varier la hauteur. Le plafond va et vient,  le mécanisme grince et l’agent d’entretien s’agace ; elle a d’ailleurs cessé tout sifflotement guilleret.
Je pense et pèse chaque mot d’un premier mail à rédiger à l’adresse de mon employeur.
Le second sera destiné à celle dont je partage la vie.
Tous deux s’articuleront de façon plus ou moins semblable. Emploi d’une syntaxe soignée et d’un champ lexical à vertus apaisantes au service d’une explication limpide de mon refus catégorique de poursuivre avec eux ce qui restera à mes yeux une «  formidable aventure humaine ». En gros, leur signifier d’aller se faire foutre.
Et puis après, partir. Se tirer loin. Plusieurs points de chute à étudier, autant de nouvelles vies possibles, de préférence sans Internet.
- Ah, un autre qu’ils ont retrouvé ! » s’exclame la grosse dame en blouse bleue tout en pointant d’un index boudiné  la première page du quotidien laissé par mon collègue sur son bureau.
Un criminel de guerre nazi  y fait la une. Posture croulante, visage flasque et vêtements trop grands. Si ce n’est le regard, le vieil homme n’a plus grand-chose de fuyant.
- 97 ans, pensez donc…Y’a pas d’âge pour rendre des comptes, pas vrai ? » poursuit-elle, chiffon à la main,. Elle recommence à siffloter.
J’oriente la flèche sur démarrer, choisis éteindre et confirme d’un dernier clic.

L’enfer blanc

Helsinki, c’est l’été.
Il est tard,  la nuit ne viendra plus.
Depuis la terrasse du Tiger - Q.G. des finlandais friqués - j’observe le gris du ciel, sinistre chape de plomb qu’une boule brumeuse jaunît. 
Je me retourne et, main en visière, zieute à travers le verre teinté de l’immense baie vitrée : les lumières dansent,  l’alcool coule et les enceintes crachent. La conscience à peine engourdie, la foule bien habillée ondule, tourne sur elle-même dans une extase bidon. Tout le monde essaie  d’y croire, de faire comme si il faisait noir.
A l’intérieur, l’air ne sent rien, il est à bonne température.
Au bar j’aborde un spécimen local, physique nordique, vêtue sexy. Ses lèvres s’animent, bougent muettement, les miennes aussi sans doute. On trinque énergiquement, nos verres tintent sans bruit. Elle descend sa conso cul-sec, demande la même chose au barman. Entre deux silences tout sourire, on se postillonne à l’oreille des bribes d’anglais niveau lycée.
Une armoire à glace made in IKEA s’ amène, me balance un rictus polaire et tapote l’épaule de ma blonde ; elle pivote sur son tabouret et ne se retournera plus.
Sur le zinc étincelant du bar,  j’aligne nos verres à shot, allonge les euros et quitte l’établissement branchouille, les idées encore bien trop claires.
Je regagne mon hôtel à pied via les rues parfaitement tracées, vides de tout détritus. Les bars commencent à se vider, leur clientèle aussi : sur le pavé, les dos courbés vomissent leur soif d’obscurité.

Dimanche, jour malade

Elle a rien, moi non plus.
Je reboutonne mon jean, dévale les marches quatre à quatre et fonce trouver la pharmacie de garde, au pire un bon samaritain.
Sitôt la porte d’immeuble franchie, mon désir s’évapore  dans l’air mou,  ensuqué,  du dimanche fin d’après-midi. Jour christique, apathique, et toujours cette foutue rengaine : entre une semaine à l’agonie et la prochaine dont l’ombre pointe, une faille existentielle qui s’ouvre pour nous happer dans un vortex maussade où l’espace d’un instant on s’interroge et songe, le doigt sur la gâchette.
Sur le trottoir en pente je dépasse un couple à poussette dont le bruit des roulettes sert de conversation. Plus loin un clodo assis en tailleur mendie machinalement sur un bout de carton. Une vieille tire, tremblotante, son caddie qui déborde de produits premier prix.  Mains dans les poches, les yeux au loin, un gosse sur son skate fond sur moi et m’évite au dernier moment.
Les rues se suivent, les faunes inutiles se ressemblent, les croix de pharmacie aussi : toutes invariablement éteintes.
Au détour d’un boulevard désert, une bouche de métro béante me souffle son haleine crasseuse, je sens germes et bactéries venir m'asperger le visage.
Enivré par la tiédeur sale, je reste là quelques minutes pour finalement faire demi-tour.